Les Filles de Louise Michel — 10 — janvier | Marc Perrin

Publication des Filles de Louise Michel en feuilleton sur Volodia, tous les lundis.


[2016. Sur le Pont de Cheviré à Nantes, une manif contre le projet d’aéroport à Notre-dame-des-Landes. Les Filles de Louise Michel sont là. aN’Gela est là. Ernesto est là. Il ne sait pas s’il rêve ou s’il ne rêve pas. Ça a l’air réel. Comme un rêve. aN’Gela et les Filles de Louise Michel sont là pendant 3 jours. Puis plus. Poursuite de l’apprentissage du français pour Adam, Ahmed, Elias, Moussa, Yahya et Yasser.]

9 janvier 2016. Nantes. Les Filles de Louise Michel rejoignent le pont de Cheviré. Elles sont entre 7.000 et 20.000 sur le périphérique au-dessus de la Loire. Elles sont filles et gars et tutti venues on sait pas d’où c’est-à-dire de partout. Tout le monde est habillées en K-Way noirs et bleu ciel et vert paillettes. À pied, en vélo, en tracteurs, en camions et camionnettes et bagnoles. Filles et gars et tutti aux visages bien masqués, parfois parés de lunettes de ski trop classe — et pas de skis aux pieds. Certaines ont des bonnets rouges et des gros drapeaux de Bretagne et pas de skis non plus aux pieds. La plupart sont sans lunettes de ski, sans K-Way ni bonnets — et sans ski non plus. Ernesto est là. Il voit Ana qui tient la main de Cléa. Suza, proche d’Élia. Leïla et Lina qui se marrent quand leurs trois feuilles de pétard à peine collées s’envolent. Mahra qui se cachent un peu dans une écharpe. Etna et Sara et Louise qui reviennent de pisser de derrière un gros bosquet. Han aussi est là, avec Ethan et Armando. Même Uürs est venu. Ernesto cherche des yeux aN’Gela. Il a le cœur affolé avec deux ou trois nœuds d’amour et d’impossibles consolations dans l’estomac. Il ne voit pas aN’Gela. Il la cherche des yeux partout. Il voit JiBéo et Orlanda. Il voit Fatima. Il voit Léa, arrivée ce matin de Nice — Nice la rouge inconnue dit-elle aux heures grises des matins ouvriers, lyrique et maquillée, sous un masque de clown qui sourit trop fort. Elle est accompagnée de Kachir. Ernesto regarde, il cherche autour de lui. Il pense à Yahya, à Moussa, à Yasser et à Adam, à Élias et à Ahmed. Puis il la voit. Elle est là. Elle marche sur la butte surplombant le périphérique puis elle dévale la pente et rejoint le bitume. Les yeux bleus verts de aN’Gela. Leur clarté. Font un quatrième nœuds dans l’estomac d’Ernesto. Il marche vers elle. Il l’appelle. Elle marque un temps d’arrêt. Cherche du regard. À distance, il y a leurs deux visages qui se font face. Ernesto ferme les yeux. Ce n’est pas un rêve. Je n’ai pas envie de crier pour savoir si c’est un rêve donc ce n’est pas un rêve. Je sais que ce que je vis est réel. Ernesto rouvre les yeux. aN’Gela est là. Proche à le toucher. Elle ouvre ses bras, les ouvre un peu trop large pense-t-elle. Ernesto l’enlace. Chaleur du corps de aN’Gela. Ventre contre ventre. Sentir le ventre de aN’Gela contre le sien. La consolation n’est pas une option. aN’Gela demande est-ce qu’on pourrait dormir cette nuit rue Gosselin avec les Filles ? Ernesto détourne son regard vers le ciel. Il comprend qu’un orage de grêle vient d’éclater. Il voit Orlanda se mettre à l’abri sous un gros blouson rose-vert. Elle parle avec un gars qui ressemble au Jésus de Nazareth dans le film de Pasolini, La Passion selon saint-Matthieu. Ernesto regarde le clair des yeux de aN’Gela. Il pense, en même temps qu’il sent se desserrer les quatre nœuds dans l’estomac, il pense au camarade de classe Tugdual dont la psyché érotique le faisait craquer pour des mecs qui ressemblaient au Jésus de Nazareth — dans le film de Pasolini. Le clair des yeux de aN’Gela est une promesse qu’aN’Gela ne fait pas à Ernesto et qui excite Ernesto. Qui l’excite et lui fait peur. Il dit oui bien sûr, venez, venez. Et sur le périphérique le mec qui ressemble au Jésus de Pasolini fait des allers-retours entre filles et gars et tutti masquées et paysannes sur leurs tracteurs au devant du cortège. L’orage de grêle se poursuit en orage de pluie. Derrière la silhouette de aN’Gela, Ernesto voit Rose qui les rejoint. La pluie les trempe. Rose dit j’ai ma bagnole dans un chemin, pas loin. Toutes les trois quittent le rassemblement. Elles rentrent sur Nantes. Pendant ce temps un groupe formé de paysannes et d’activistes reste pour bloquer le périph’. Il y a la pluie et l’orage et dans le corps d’Ernesto la peur qui s’éloigne un peu. Jai 10 ans et quelques siècles et tout l’héroïsme des livres dans le cœur et l’idéal coco de l’icône-Fourchette, pépé Fourchette, couplé à toute la morale d’amoure catholique me vrillent la race. Sur le pont de Cheviré, dans la nuit tombée, sous les bourrasques et les éclairs, clignotements des gyrophares bleus. Les camionnettes des CRS marquent le territoire à défendre — chacun:e sa zone à défendre. Le préfet ne permettra pas que le périphérique et son flux routier soient bloqués, ni demain dimanche, ni encore moins lundi matin. Les paysannes et activistes négocient un départ sans affrontement. Les paysannes manœuvrent les tracteurs pour défaire le barrage. Les CRS envoient les gaz lacrymogènes. ACAB1.

Le lendemain. 10 janvier 2016. Très tôt. Dans la maison, rue Gosselin. Ana. Cléa. Suza. Elia. Leïla. Lina. Mahra. Etna. Sara. Rose. Sont entassées collées se réchauffant dormant sur un tapis de matelas dans la grande pièce au 2° étage, sous le toit. Armando. Han. Ethan. Uürs. Sont dans le petit bureau donnant sur le jardin. En bas, dans la grande pièce, aN’Gela et Ernesto sont réveillées et blotties sur un canapé. Silencieuses. aN’Gela se détache de Ernesto. Tu sais Ernesto, je ne vais pas revenir. Il ne faut pas que tu m’attendes. Cette maison n’est pas pour moi. Aucune maison je crois, je sais pas. Avec les Filles je me sens bien. Je vais continuer avec elle. Ernesto ne dit rien. aN’Gela le connaît par cœur. Elle sait qu’il est en train de se faire des nœuds avec des phrases du genre nous avons moins d’amoure que nous n’avons d’attachement. Il adore cette phrase. Il adore répéter qu’il ne la comprend pas. aN’Gela se détache un peu plus. On toque contre la baie vitrée. Au dehors, une silhouette noire. aN’Gela pense à la voisine d’à côté : avec elle on pourrait détruire la tour-relais-téléphone construite à côté de l’Intermarché — ondes magnétiques qui font des voix dans la tête de la voisine, l’empêchant de dormir, des voix dans la nuit qui lui ramènent son mari méchant mort et ses enfants parties loin. De l’autre côté de la baie vitrée, aN’Gela reconnaît Léa. Elle lui fait signe d’entrer : fais coulisser la baie vitrée, viens, viens. Léa entre dans la pièce. S’assoit sur un pouf. Commence à raconter la nuit qui vient de s’écouler. Comment elle et Kachir ont quitté le périphérique avant que les CRS interviennent. Avec Kachir qui voulait rester mais Léa l’a embarqué. Un plombier turc les a pris en stop du côté de Bouguenais. Elles se sont retrouvées dans un bar, puis elles ont pris un taxi pour arriver jusqu’ici. Elles ont dormi dans le garage, derrière la maison. Une autre silhouette bouge derrière la baie vitrée. C’est Kachir. Il entre dans la pièce. Elles sont trempées toutes les deux. Surtout lui. Ernesto va chercher des pantalons et des pulls. Kachir et Léa font sécher leurs affaires sur les radiateurs. Kachir s’endort sur un matelas, à côté du canapé. aN’Gela retourne se coucher. Elle rejoint les Filles au 2° étage. Ernesto rejoint les garçons, dans le petit bureau. Léa va acheter des huîtres sur le boulevard, pour tout à l’heure. Méga brunch en début d’après-midi. Vers 16h00, Ernesto rejoint Boule & Bill et Lisa et Lila et Eugène pour un quatre heures de galettes des rois avec cidres en ambiance famille. On coupe la galette, on la mange. Ernesto pense à Ramon son dada papa. Je suis le roi. Ô, mon père. Que n’as-tu dû quitter les champs idéaux de l’enfance paysanne pour l’usine ouvrière, vas-y, deviens Contre-Maître, non, je n’irai pas. Ici, monde bourgeois. Là-bas, les activistes. Ernesto sent son cul qui le gratte entre deux mondes. Tu confonds bourgeoisie et famille lui dit Lisa. La famille est un ensemble d’êtres qui vivent sous un même toit et sur qui règne l’autorité d’un maître. Ernesto referme son dictionnaire.

Le lendemain. 11 janvier 2016. Blocage sur le périphérique de Nantes. Joie aux premières heures du matin. Les Filles de Louise Michel conduisent une dizaine de camions et de bagnoles qu’elles font rouler à 20 à l’heure sur les deux voies du périphérique intérieur. Masse de bagnoles derrière elles qui s’accumulent. Bouchons monstres sur le périphérique. Dans les deux sens. Ailleurs, d’autres groupes de camions et de bagnoles ralentissent en d’autres points. Joie de bloquer le périphérique. Ralentir, bloquer, ralentir. Faire chier leur début de semaine. You don’t hate mondays, you hate capitalism. Et la violence, en réaction. Gestes menaçants et insultes proférées par certains qui n’ont pas choisi d’être bloquées. Une barre en fer est brandie depuis la fenêtre d’une voiture qui dépasse les nôtres par la droite et qui nous fait une queue de poisson. Une barre de fer brandie. La violence — menace. La projection mentale des possibles coups que le geste appelle. Conducteurs bloqués dans leurs véhicules qui nous fuck you de leur majeur en bout de bras depuis leurs véhicules pris dans le ralentissement sur les voies opposés à celle où nous roulons, lentement, ralentissant, bloquant. Un enculé gueulé depuis la fenêtre ouverte d’une autre voiture, et ce coup de poing, sorti d’une bagnole nous dépassant par la droite, coup de poing contre le rétroviseur d’une de nos voitures. Ces gestes, les mains, les êtres qui font ces gestes, les insultes, les menaces dites, les menaces par les gestes. Et la dernière séquence du Journal d’une femme de chambre de Luis Buñuel, qui revient à la mémoire d’aN’Gela. On y voit une manifestation de l’Action française, menaçante de bras levés et de visages mauvais. Une haine prête à cogner. Années 30. aN’Gela pense à Jeanne Moreau. Elle pense à la force et aux courages nécessaires. Pour faire front. Ne pas renoncer. Ne pas s’oublier. Ne pas s’abaisser. Et tenir. Elle pense à Ernesto. Ne reste pas seul.

Le lendemain. 12 janvier 16. Dans le salon de la maison rue Alexandre Gosselin. 14h00. Adam, Ahmed, Elias, Ernesto, Moussa, Yahya et Yasser s’installent pour un moment d’apprentissage de français.

  1. All Cops Are Bastards. Tous les flics sont des bâtards. Antoine Lyon-Caen, avocat auprès du Conseil d’État et de la Cour de cassation, rappelle qu’initialement, ACAB « fait état de l’origine populaire des policiers. La formule aux États-Unis n’a rien d’injurieux, elle a été inventée pour marquer la tension qui existe au sein de la police d’être né dans les milieux populaires et d’intervenir dans ces mêmes milieux. C’est ça la bâtardise initiale. » [https://fr.wikipedia.org/wiki/ACAB] [https://basta.media/le-conseil-d-etat-suspend-la-dissolution-du-groupe-antifasciste-gale-camouflet-pour-Darmanin] ↩︎