Les Filles de Louise Michel — 8 — décembre | Marc Perrin

Publication des Filles de Louise Michel en feuilleton sur Volodia, tous les lundis.

[Ernesto il rêve. Dans son rêve aN’Gela est allée rejoindre Virginia. Il y a des paysages sous la neige. Une pluie torrentielle. Le récit d’une vie de Virginia vécue loin là-bas en Chine avant de revenir vivre dans ce hameau qui porte le nom d’un arbre. Il y a un homme qui s’appelle Ilian. Puis aN’Gela et Virginia qui rejoignent Emma et Mila, et Faon et les Filles de Louise Michel, pour une fête qui est aussi une espèce de séminaire. À la fin du rêve, Ernesto ne se réveille pas]

Le hameau. Le hameau s’appelle Le Fraisse. Fraisse, ça veut dire frêne en patois du coin. Il y a plein de frênes dans le hameau. La maison s’appelle Les Sahus. Sahus ça veut dire sureau. Autour de la maison, des sureaux en pagaille. Aujourd’hui, la maison et le hameau, et tous les prés et les champs et le plateau juste au-dessous du hameau, tout est sous la neige. aN’Gela et Virginia sortent de la maison pour faire un tour.

La neige. Leur pas font des grands trous dans la couche de poudreuse. aN’Gela et Virginia soulèvent les jambes très haut, ça fait une démarche bizarre. Leurs bottes s’enfoncent loin dans la masse blanche et les cristaux brillent autour des empreintes. Elles marchent jusqu’à la petite route qui rejoint le plateau. La route a été dégagée ce matin par un tracteur. aN’Gela est arrivée avant-hier. Il y avait un ciel noir étoilé — noir profond avec scintillement des étoiles partout, et le lendemain, dès 7 heures le matin et jusque dans la nuit cette nuit, vers 1 heure, la neige a tout recouvert. Cinquante centimètres. Un mètre. Elles marchent à côté du four à pain puis devant la maison où vivent Meriam et deux enfants blancs, Aral et Micha. Elles rejoignent le chemin qui grimpent vers le plateau. Virginia râle crache sur le goudron de la route dégagée. Pas de neige sous ses pas. Le goudron est sec après une matinée de soleil. Goudron raclé. Elle crache sur le chemin devenu accès marchand vers la maison achetée au printemps dernier par Ali et Man pour la louer. Ce matin, ils ont appelé la mairie. Un chasse-neige est passé pour la maison à louer — vide. Les volets sont clos. aN’Gela et Virginia marchent en silence sur le goudron sec.

Virginia (1). Elle est née ici. Dans cette maison où elle est revenue vivre il y a quatre ans. Elle regarde le bleu du ciel froid et pense à comment elle est partie loin. Partie et revenue — grand classique. Partir plus ou moins loin et revenir mourir là où tu es née. Au jeu de la mort c’est petit frère Baru’ch qui a gagné. Mort le premier. Elle revoit la maison et le hameau durant les jours qui ont précédé leur grand départ. Elle ne sait pas dire quand. Cinquante ans ? Quatre-vingt? Les parents alors ne voulaient ou ne pouvaient plus rester vivre ici. Les raisons de leur départ sont floues à Virginia. À cause de la situation politique, peut-être. À cause de leur amoure et de l’envie de le vivre sans les contraintes d’un ancrage. Peut-être. Virginia n’a jamais trop su. Jamais trop cherché. Il fallait partir. Loin. Les parents ont organisé le départ. Elles ont embarqué les deux enfants avec elles. Il y avait des révolutions très à l’Est, là-bas où le soleil chaque jour se lève et revient. Soleil levant. Chine. Empire du soleil. Rouge. Orange. Elles avaient choisi d’aller loin par là-bas. Pour brouiller les pistes, elles avaient réservé quatre places dans un car pour le Portugal, jusqu’à Lisbonne. À Lisbonne, toutes les quatre avaient pris un bateau pour Nantes où elles avaient séjourné quelques mois chez la tante Rachel. Un autre bateau ensuite, direction La Haye. Puis la traversée de l’Europe, la Pologne, l’Ukraine. La traversée de l’Asie. Afghanistan, Tibet, Mongolie, désert de Gobi et le fleuve argenté, le bleu, le jaune, jusqu’à l’arrivée sur cette rive opposée à la ville de Sihn, ou Xin, ou Ping, qui avait été presque la fin du voyage. Xing’Ping. Singh’Fang. Shang’Bei. Virginia et Baruch, marchant dans les rues de la ville, donnait un nom nouveau à l’endroit à chaque pas qu’elles faisaient. Et à chaque pas qu’elles faisaient, les parents disparaissaient un peu plus de leur existence. C’est comme si les parents n’avaient jamais existé. Là, dans cette ville presque parfaite pour venir y finir l’enfance. Ou la rendre éternelle. Ici, c’est la région où les Sucs karstiques dominent le fleuve j’aune. Oui, les parents ne sont plus là. Baruch et Virginia rejoignent le fleuve et embarquent sur une barge qui les conduit jusqu’à l’autre rive. Elles s’éloignent de la ville. Elles marchent jusqu’à la première ferme qu’elles rencontrent. Trois bâtiments modestes, avec une terrasse depuis laquelle on voit au loin le fleuve, la ville. Un vieil homme est assis sur un tronc de bois, devant l’un des trois bâtiments. Il leur fait comprendre qu’il est vieux comme la Montagne là-bas qu’il montre du doigt. L’endroit qu’il pointe n’est pas très précis et semble même se déplacer. Tchouang Tseu est un farceur. C’est son nom. Ici, des orangers, des oranges à profusion. Des champs d’orangers. Cette ferme. Le vieil homme. C’est ici que Baruch et Virginia décident de s’arrêter. C’est à ce vieil homme qu’elles racontent ce qu’elles ont vu pendant le voyage, les histoires qui leur sont arrivées, celles qu’elles ont inventés, celles qu’elles ont consignés dans des cahiers de brouillon bon marché — écrites avec et par les langues traversées, chaque jour, au fur et à mesure de l’avancée du voyage à travers l’Europe et l’Asie. Écrites en occitan, un tout petit peu, au début, en portugais, en hébreux, en latin, en yiddish, en polonais, en pachtoune, en mandarin, en toutes sortes d’autres langues entendues par leur attention d’enfants. Langues réelles et inventées donc réelles. Tchouang Tseu se régale du récit. Chaque jour Virginia et Baruch racontent un peu à Tchouang, chaque jour inventant un peu la suite, cheminant de Kaboul à Lasah, revisitant les boutiques juives de Varsovie, la découverte de Maïmohet, dévorant aussi quelque chose comme de la lumière qui sortiraient des yeux de Tseu — qui ne comprends rien à ce que Baruch et Virginia racontent, pas un mot, mais se régale des éclats dans leur yeux, chaque jour leur demandant de raconter la suite, chaque jour la suite, et les enfants racontent, mangeant, dévorant la lumière dans les yeux de Tseu. Dévorant les oranges. Et l’oubli des parents. Un pan de vie s’écoule ici. Sur les rives du fleuve jaune. Virginia et Baruch travaillent à la récolte des oranges quand c’est le temps de la récolte, elles travaillent à l’entretien des arbres et de la terre dessous, autour, et chaque jour elles complètent l’histoire qu’elles racontent à Tchouang. Dans une langue peut-être au grès des jours un peu plus compréhensible, une langue peut-être un peu plus commune à elles trois, de jour en jour. Puis. Un jour le récit est fini. Un jour Virginia et Baruch marchent dans les champs d’orangers puis sur les chemins grimpant au travers des pics karstiques. Virginia dit à Baruch je vais partir. Continuer seule. J’en ai besoin. Rester avec Tchouang convient à Baruch. Baruch et Virginia rejoignent le vieux tseu. Elles passent toutes les trois un dernier moment ensemble. Elles parlent peu ou beaucoup. On sait pas. On s’en fout. Elles sont heureuses. La situation est claire. Le lendemain matin, Virginia n’est plus là. Baruch et Virginia ensuite s’écrivent régulièrement. De longues lettres. Très sérieuses. Très précises. Baru’ch travaille d’abord comme employé pour Tchouang. Puis Tchouang lui passe la main et toutes les clés lorsque ce dernier décide de se retirer dans les hauteurs des pics karstiques. Il y a quatre ans, Virginia reçoit une lettre de Chine. Et une grosse malle. Petit frère Baru’ch est morte. Voici sa malle, avec tous ses papiers, toutes ses notes, tous ses bouquins rêvés jamais écrits. Virginia ne pleure. Elle ouvre la malle et cherche les cahiers de brouillon bon marché. Ils ne sont pas dans la malle. Virginia vit alors dans la ville de Limoges. Elle décide de rentrer au Fraisse.