
Carmen Díez Salvatierra évoque son enfance andalouse, le rétrécissement des possibles et le départ.
L’histoire c’est le tapis et en dessous on ne sait pas ce que c’est ; c’est une non-histoire qui se déroule, ou alors l’histoire d’autre chose et on appelle ça de la littérature.
— Charles Pennequin
à la mémoire de rafael chirbes et de maría zambrano
nous avons grandi en banlieue, c’est-à-dire en dehors de tout centre, complètement décentrées, l’histoire des années 90 nous a donc imposé une attirance par les marges, côté est d’une métropole de province méditerranéenne, je suppose que quelque chose comme ça existe, dans son contexte. papa disait, à une époque, sûrement l’époque où nous avons commencé à parler de politique, je voudrais être enterré avec marx, bon, plus exactement il a dit, je voudrais être enterré avec carlos marx, à cette époque j’étais fière d’entendre mon père dire ça, mais depuis quelques années, une sorte de conformisme (historique, lui aussi) s’est emparé de lui, maintenant, c’est
c’est comme ça
et c’est tout.
malgré tout, c’est lui qui m’a appris à renoncer. il a renoncé à la voiture classée “ascension sociale”, à l’appartement à la plage. il aurait pu, nous aurions pu, il a renoncé. mon père. je suppose qu’il avait une espèce de honte de sa petite richesse, et qu’il trouvait obscène toute forme d’ostentation. j’imagine, aussi, que l’argent n’avait du sens pour lui que dans la mesure où il pouvait se partager. c’était donc son rôle de pater familias qui était en jeu, menacé comme il était, car entouré que de femmes.
nous avons renoncé. je pense au concept de renoncement comme la seule sortie possible, malgré son caractère circonstanciel, son impossibilité même, de sortir, de s’extraire. le renoncement comme l’une des formes concevables de la protection. nous sommes nombreuxes à choisir le chemin du renoncement. rafael chirbes, écrivain espagnol, a aussi renoncé. dans un entretien chez des mots de minuit, il rigole tout en parlant de pessimisme ; le journaliste semble étonné d’une telle possibilité. c’est la tragicomédie méditerranéenne, incompréhensible dans sa gestion de la souffrance. maría zambrano, philosophe espagnole, a renoncé, elle aussi. elle a renoncé à l’espagne, ou plutôt, l’espagne a renoncé à elle. l’espagne est comme ça.
moi, il m’est assez difficile d’écrire, ici, maintenant, avec
les miettes sur la table
le post-it et la to-do list,
la vaisselle d’hier soir,
et d’aujourd’hui,
et de demain.
nous sommes acceptées à condition de : ne pas parler très fort, ne pas crier, ne pas rire, perdre notre accent bâtard qui révèle une non-origine, qui révèle une source, une terre-autre, une patrie (une matrie), dix ans en france et t’as encore cet accent.
nous avons grandi avec la consigne : fais ce que tu aimes. on était censées aimer l’argent. la vie comme un miroir parfait, construite dans l’inconscience historique la plus létale.
nous avons grandi sans aucune confiance dans le fait de grandir. grandir n’est pas toujours synonyme d’ouverture du possible. plusieurs portes se sont fermées au fur et à mesure que le temps passait. nous avons alors décidé de nous fermer les portes nous-mêmes. certaines d’entre nous sont parties.
ne me demandez pas ce que je fais ici,
ne me demandez pas d’où je viens et pourquoi je suis partie,
peut-être un autre jour…
maintenant, je dois préparer le dîner.