
Laure Silvarelli et Claire Marques sont deux autrices translesbiennes. Ensemble elles écrivent L’amie de mon amie. m4sure est l’échange d’une rencontre.
Fautes (Claire), première lettre, depuis la chambre où je suis née : Je ne dors pas. Je n’ai rien pu faire aujourd’hui. Sais-tu que je ne dors pas ? J’ai beaucoup pensé à toi, les contours de ta vie que je vois si réguliers, et puis toi les polissant, si réguliers, et tu sais que je ne dors pas. J’agite encore un bouquet de lavande avant d’écrire, me crois-tu ?
J’ai relu ces messages que tu m’as envoyés, que tu voulais pleins d’espoir pour moi. Tu y étais très gentille et je t’en remercie. Tu me rassurais. Tu me disais qu’un jour ma peau serait la mienne, et qu’ensuite, très vite… Je devais te croire — ça me semblait possible (était-ce déjà la vérité ?). Te souviens-tu ?
Je voudrais que tu comprennes. Je voudrais que tu comprennes que je t’ai lue, que je t’entends, que je t’écoute, malgré les parois, les milliers de kilomètres qui nous séparent. Laure je t’écris du bout du monde. Je voudrais que tu comprennes, que tu en prennes la mesure, qu’il n’y pas seulement la distance, car Laure je te mentirai, je n’ai pas de scrupule, partout je fuis, sous la table, les tapis, derrière les meubles dans les murs. Tu ne devrais pas avoir peur pour si peu, tu me l’as promis… Laure je suis des morceaux je te donne ma peau si tu la demandes, si tu la désires, mais trouve-moi par pitié.
Il y a moi ces messages que je ne t’ai jamais envoyés. Ne crois pas que je change de sujet. Dans l’un d’entre eux je te demande où tu passes l’été, il faut que je te voie. Je dis que je grandirai, c’est sûr. Je dis pour te convaincre que tu vivras avec la certitude de m’avoir fait gagner du temps sur la mort. Laure tu me le dois, pour l’amour de moi, l’amour que je t’ai porté avant même que tu existes, avant ta certitude, je n’ai jamais vu ton visage, je ne sais pas si tu as des yeux, et pourtant mon amour, pour aussi la folie de croire que tu me parlais. Rends-moi ce que tu as pris.
J’ai mis des jours à écrire cette lettre. Depuis la grande fenêtre de la chambre je voyais le temps qu’il faisait. C’était déjà assez. Il a beaucoup plu. Aujourd’hui la pluie ne vient pas. À la place du vent vient. Il n’y a que du vent qui vient. Laure je voulais mourir. Puisse le vent me retenir. Je te tuerai de mourir. Laure j’attends, mais je n’en peux plus de mon corps désolé, je ne peux plus, le poids du ciel. Ces promesses de contes que tu m’as faites. Nos deux robes cousues l’une dans l’autre, Laure tu ne m’as jamais vue, est-ce bien à moi que tu parlais ?
Laure alors qu’elle se changeait, dénudée
à l’instant, prise. Sans lieu
Je crois bien. À qui sinon ?
C’est toi donc qui me nommes la première. Je suis obsédée. Tu as logé d’emblée au cœur de mon plexus, là où poussent mes seins à toi. C’est moi ma chérie, mon amour – c’est toi qui l’as dit. C’est bon. Ça commence : c’est fini.
Tu me demandes de te rendre quelque chose. Je ne prends rien que tu ne mérites de perdre, et toi tu voles Fautes, toi la première avec « amour », l’occurrence d’un mot qui me concerne. Tu attises et négliges l’incendie déclaré. Ce que tu dis est faux de la plus haute justesse : de la littérature apparemment. C’est biaisé. Tu me recomposes pourtant.
Et l’idée de ma mort est délicieuse de savoir que tu l’éloignes. Lève-toi Claire mon coeur, toi aussi tu as perdu le droit à ta mort. Tu en es heureuse : on est venues autoriser la vie. Je te prends les cheveux et les tiens, à côté de la pousse de mes seins à toi. Je t’aime depuis le pilier de notre croix parallèle. Piétine moins, s’il te plaît, la partie qui m’incombe…
Tu me vois trop heureuse. Je n’ai comme pas bougé, paralysée d’envie de vivre, rompue. Je t’écris depuis une loge de bois hypothétique, sans aucune tranquillité. Je ne vais pas dormir. Je vais faire en sorte Fautes de te parler de la façon dont tu me parles, c’est-à-dire doublement. Tu dévoies et je n’ai pas aimé ça d’abord. Pourtant je veux te voir bientôt, ce sera où je suis à présent, près de la mer. On achèvera ensemble la lumière d’août… consacrer cet été de mémoire.
(La question se pose, oui, d’où tu étais jusqu’ici. Et tu viens enfin, tu dis ce que tu dis, et je devrais te croire ? Alors à toi, encore. Aide-moi à le faire. Appelle-moi Laure et cesse. Pour qu’on vive ensemble, Claire, je ne veux plus que tu m’étonnes.)
Dis-tu bien ce que tu dis ?
Affreuse, le relais
Et de qui seras-tu le nom ?
(Et moi encore, terrée dans la poussière de mon prurit de crime. Mon nez tout irrité… Je dors mal, je me réveille, et ça m’arrive, à moi, de m’adresser à Claire.)
Il faut densifier ton nom. Tu es allée à la pharmacie tout à l’heure, et il était écrit sur l’ordonnance pour la première fois. Tu t’es épaissie, ton corps s’est élargi, lesté par un poids soudain d’amour grand et de terreur. C’est ton désir Claire, son expression.
Ma peur à moi dit : Je me suis découverte sujette au regard de tous, à une élaboration toujours mutante de ce que j’appelais moi. Ma colère est là, je crois, dans cette chute… De ne plus être si nettement une personne, mais un rapport social ou la somme de plusieurs. Un bavoir. Je dépends entièrement de cellui devant moi. Mon indépendance était fausse ? Claire, viens m’aider. Tu le peux. Il faudra qu’on se comble d’histoires…
La peur à gueule éjaculatoire dit : tu vas perdre des parties du corps, en particulier ta bite. D’une sorte de lèpre… heureuse.
Fautes (Claire), lettre seconde, du même endroit (les mensonges que je dis, la vérité que je propage) : Ma Laure,
il n’y a rien dans mon nom que tu n’aies vu. Tu demandes mal, car c’est la vérité que tu veux, n’est-ce pas ? Tu ne la trouverais pas dans ma voix, pas plus que dans le détail de ma vie, les journées d’ankylose, mes abandons favoris. Je n’y concède que pour ta promesse dans laquelle j’ai placé ma foi. Pour le miracle de toi (tu voudrais que je dise nous), ces contes de robes jointes et de mains cousues et la brume, qui est l’eau et le vent. Et bien soit.
J’ai vu aujourd’hui pour la première fois mes jambes rasées. As-tu pensé quelque chose, toi, la première fois ? Ce qui m’a frappée, c’est surtout la luisance… et puis bien sûr la douceur, je n’oublie pas. En fait, rasoir à la main, le problème qui m’a occupée à surtout été de déterminer quand s’arrêter. Une fois qu’on commence, on voudrait se limer la peau, la punir de décevoir, de n’être ce qu’elle est, et pourquoi pas qu’une autre pousse à sa place. N’est-ce pas comme cela que ça marche, les cellules mortes ?
J’ai d’abord vu comme mes cicatrices étaient noires (ce n’est pas une métaphore), des crevasses. Tu sais (je m’excuse de déjà t’avoir menti), jusqu’aujourd’hui, je n’avais jamais vu mes jambes qu’a l’hôpital, mais très brièvement seulement, juste avant que l’anesthésie ne m’endorme. Alors quand les ai revues, c’est d’abord la maladie, pas l’euphorie, qu’elles m’ont renvoyée, tu comprends ? Pire encore, il faut me croire, elles n’étaient pas à moi Laure, je le jure. Je ne savais pas les déplacer. C’était affreux. J’étais plantée dans la baignoire, immobile, j’ai eu tellement peur. Je me suis débrouillée avec mes bras comme j’ai pu, avec ma mâchoire et j’ai rampé. Ce n’est qu’après les avoir fixées dans le miroir que j’ai pu me les attribuer, mais quel effroi. Pourquoi est-ce que personne ne parle jamais de ces choses-là ?
Je te laisse avec une expérience de pensée que j’ai vécue l’autre jour, ma Laure
je pense à toi, moi tournant en rond dans la chambre où je suis né que j’arpente, je ferme les yeux, je suis dans la forêt des malades, avec ses arbres aux troncs très larges aux feuilles fragiles, je sens mon bassin se mouvoir, il bouge, vraiment, oscille, et la forêt me soigne. J’ouvre les yeux : je suis dans la chambre où je suis née – tu n’es pas là.
Laure après la fin, dans l’espace possible
d’une trêve, à tout le moins, ce qu’elle croit voir
(Soit aussi. C’est une décision à prendre : croire, vu la force du miracle, que tu dis bien ce que tu dis. Accepter, ou plutôt : admettre).
Quand je me suis rasé les jambes, les cuisses, les fesses et le ventre je me suis érotisée. Je me suis caressée : les fesses surtout, et le tour de la cuisse. J’ai connu subitement mon corps, enfin entier. C’était bizarre, rien de plus sûr. Je ne sais pas encore si mon regard était le mien, ou celui par lequel j’ai appris à désirer – je crois pas que ça soit important. J’en ai fait ma première douceur à moi-même adressée. J’ai voulu qu’on me touche. J’ai fait sur moi les gestes déjà faits à d’autres. J’ai permis mon amour.
J’ai du mal je l’admets à déceler la vérité dans ta parole. Et pourtant, tu parviens même à me dire ça précisément… Tu me fais l’honneur d’une honnêteté qui ne me peine pas moins. Ta littérature et ta voix de biais sont faussées, et pourtant tes adresses m’ont faite religieuse. Je dis nous – je le maintiens – quand tu représentes notre dieu. Mais qu’une chose soit claire : je ne serai plus le prêtre d’aucune parole. Qu’il n’y ait plus d’élection. Avant, j’avais l’impression d’un parasitage, d’une vocation. J’avais cru entendre un appel, je rêvais comme ça. Je disais : « une sentence est rendue à laquelle je dois me plier ». J’avais mal compris. Il avait en fait été rendu par un homme à lui-même, ce que je ne suis plus. Et cet homme rêvait sa mort.
Peut-être, Fautes, existe-t-il maintenant un autre appel, plus doux et tout aussi ferme, qui ne serait pas exactement un pouvoir et qui pourrait arborer un visage. Une décision, qui nécessiterait apparemment une peau plus douce, des cheveux longs. Je suis toujours aussi résolue Claire, mais cette fois je t’écris. Je n’ai pas été choisie : on m’a rendue poreuse. C’est grâce à ça que j’ai enfin pu t’écouter, et que je t’ai entendue. Tu sentais au loin dans le vent le son de ma musique (depuis trop longtemps), et tu as enfin répliqué. C’est en elle, dans son rythme, que réside la promesse de notre gémellité. Tu as fait, de ce jour où tu me l’as donnée, notre anniversaire. Tu aurais dû le faire avant… mais tu t’en veux assez. Si notre dieu prend ton visage, je lui consentirai de toute ma force et mon enthousiasme. Qu’on arrête enfin de m’abuser, qu’on me laisse enfin vivre et ça voudrait dire : qu’on se fasse un enfant dans le dos.
Voici. Tu arrives au moment où je pars d’un royaume dont je me suis crue le prince. Je suis au seuil de son château. (Aveu) : Je ne suis jamais même entrée dedans. C’était un appartement de fortune que les souris sont venues ronger, où elles ont répandu leurs merdes. J’ai mis du temps à le quitter… je suis restée devant. À présent c’est fait, mais je n’ai pas encore trouvé d’autre lieu. Et c’est peut-être là, au pas d’une nouvelle porte, il faut que je me décide
sois couturière pendant que j’écoute les pierres, l’eau glacée. La brume s’est cumulée jusqu’à former une pluie, qui alimente la rivière. On habite une masure de bois en amont de son cours, dans la forêt. Je suis blottie contre tes hanches, j’attends ta main, mes seins à toi. Tu n’es pas réveillée, tu dors un peu (tu dors enfin). Je me lève, je m’habille vite avec ce que je trouve, au pied du lit, avec nos robes qui me vont un peu grand. La lumière est encore désoleillée. Je descends la colline avec la peur sincère qu’au réveil tu m’oublies. L’eau est froide et m’irrite la peau douce des pieds, des mains et de la nuque. Je respire. Je porte notre robe, l’eau l’épouse contre moi. Je me place contre une roche qui scinde le courant. Le vent m’attaque, alors je plonge. Je m’accroche aux reliefs de la pierre. Sous l’eau les galets disent. Ils conseillent, et remplacent la pensée. Claire. Je les écoute… je te suis.