
Publication des Filles de Louise Michel en feuilleton sur Volodia, tous les lundis.
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Le lendemain. 15 novembre 15. We are so sad for you dit Yahya. Ernesto sait pas quoi dire. Quoi. Que. Qui. Continuons. Avec quoi et que et qui. Aujourd’hui. Qui. Je regarde. Ahmed. Je regarde Ahmed. Ahmed se touche la tête. Je regarde Ahmed qui se touche la tête. Je regarde l’avion. L’avion vole dans le ciel. Je regarde l’avion qui vole dans le ciel. Je regarde l’eau qui est dans le verre. L’agenda qui est dans ma main. Le téléphone qui est sur les livres. Je regarde Yasser qui mange ses doigts. Je vois Yasser qui mange ses doigts. Regarder. Voir. Voie. Voix. Voiture. Je regarde la voiture. La voiture est jaune. Je regarde la voiture qui est jaune. Tu écris dans ton cahier. Ton cahier est neuf. Tu écris dans ton cahier qui est neuf. Ensuite. Que. Tu regardes la voiture. Je conduis la voiture. Tu regardes la voiture que je conduis. Je conduis la voiture. Tu regardes la voiture. Je conduis la voiture que tu regardes. Je vois que Yasser mange ses doigts. Je ne comprends pas ce qu’il dit. Qu’il. Que + il, you drop the e. Qu’il. Kill. Dommage. Tant pis. Tant mieux. Je vois Yahya. Tu écoutes Yahya. Je vois Yahya que tu écoutes. Je me souviens que la première fois que je vous ai vu, c’était au squat de Doulon. Se souvenir. Première fois. Aujourd’hui. C’est samedi. 12h00. Midi. Douze heures. 2h00. 14h00. Deux heures. Quatorze heures. Douze. Deux. Douze. Douce. Doux. Dur. Ferme. Terre. Par Terre. Le sol. En bus. À pied. En ski. En avion. Ion. Oi. U. On. Ion. A.V.I.O.N. Tramway. Tram. Train. Taxi. Train à Grande Vitesse. T.G.V. Bateau. Eau. Dromadaire. Chameau. Eau. Téléphérique. Télésiège. Vouloir. Je veux. Tu veux. Présent. J’ai voulu. Je voulais. Passé. Je voudrai. Futur. Indicatif. Conditionnel. Présent. Je voudrais. Venir. Je viens. Tu viens. Présent. Je viendrai. Tu viendras. Futur. Cette tasse. Est plus grande que celle-ci. Comparer. Cette tasse. Est moins grande que celle-ci. Biggest. Smaller. Ces fleurs. Sont les plus blanches que j’ai jamais vues.
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Le lendemain. 15 novembre 15. Je ne vais pas rentrer. Je vais rester ici. J’ai peur. J’ai eu tellement peur et la maison de Nantes aujourd’hui me fait plus peur que tout. Plus peur que la peur dans le cinéma et dans les rues hier. En vrai après le cinéma hier je n’ai pas eu peur. Je suis allée boire un verre chez un gars qui était resté bloqué lui aussi plusieurs heures dans le cinéma. Je suis allée chez lui en toute confiance. On avait en commun le fait d’avoir éprouvé cette peur là que je connaissais pas la peur d’être assassiné:e:s:tué:es. Et d’allonger la liste des mortes des attentats. Cette peur nous liait. Je n’aime pas cette confiance née d’une peur commune. Ernesto, ce mot de peur n’est pas à moi, il est à toi. C’est dans ta fréquentation que la peur a commencé de m’imprégner. Je suis en colère contre toi et c’est injuste et cet injuste double ma colère. Tu m’as refilé ta peur et je ne vais pas rentrer à Nantes. Il ne s’agit pas d’une désamoure. Il s’agit de la nécessité d’une modification de notre amoure et pas seulement de la nôtre. La maison à Nantes c’est toi qui l’as voulue et je t’ai suivi sans réserve. Cette maison est la maison de tes peurs à toi, maintenant je le sais ta plus grande peur c’est moi et cette liberté en moi qui t’as attiré et que si vite tu as pris soin de fréquenter a minima. Toute amoure est fruit d’un malentendu, c’est la moindre des choses. Et de l’état amoureux de la rencontre à la réalité d’une amoure vécue et qui veut durer, il y a reconnaissance, nécessaire, et a posteriori, des malentendus qui ont participé à produire le désir initial, de ça, je ne doute pas. J’ai cru lorsque je t’ai rencontré que tu étais un grand voyageur parce que tu revenais de Chine mais ton grand voyage ne fut rien d’autre qu’aller vérifier les qualités de ta peur au plus loin, sans te décider à l’affronter. Je ne vais pas rentrer à Nantes. Les attentats ont modifié quelque chose dans mon corps et je ne sais pas encore quoi, mais je le sens, il ne faut pas que je rentre. La rencontre avec toi m’a ouverte à la peur et cette peur avant-hier soir a muté, elle s’agite aujourd’hui autrement dans mon corps. D’une manière que je n’aime pas. Je n’aime pas que tu sois à l’origine de cette peur en moi. Je ne crois pas que tu sois à l’origine de cette peur en moi. Je crains une chose en fait plus massive que je n’ai commencé à entrapercevoir que cette nuit et il est dingue que je n’ai rien ressenti ou vu ou compris à propos de cela avant cette nuit : tu es devenu le moteur de ma vie. Tu es devenu le moteur central de ma vie et je ne cesse de donner toujours plus de place à notre amoure et toujours moins de place et de temps à ma personne en tant que sujet. Je veux un désir qui ne soit pas le seul nôtre de toi-et-moi et je ne sais pas quoi faire avec ça aujourd’hui. Je sais juste que je ne vais pas rentrer. Fuir est une activité assez peu intéressante. Je ne vais pas rentrer.
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Le lendemain. 16 novembre 15. 13h00. Ernesto vient de raccrocher. Comme tous les ans depuis qu’il n’habite plus avec elle et lui, il a pris un téléphone et il l’a appelé. C’est le jour anniversaire du jour de sa naissance. Aujourd’hui il a 78 ans. C’est son père. Géniteur pour ce qu’il en sait, et d’adoption, ça, c’est certain. On adopte toujours l’enfant dont on est le géniteur si on prétend vouloir en être père. C’est l’adoption qui fait le père un jour Ernesto a entendu ça, ça lui a semblé juste : je te reconnais en tant que tu es l’enfant dont je vais prendre soin à partir de maintenant, ainsi je deviens ton père. Cela fait 10 ans et quelques siècles maintenant que cet homme prend soin de Ernesto. À sa manière. Son soin est fait de silence et d’admiration pour l’intellectuel-artiste que Ernesto est devenu car c’est ce qu’il est devenu. Intellectuel-artiste. Son père et lui ne savent pas très bien à quoi ça sert les intellectuels-artistes mais ils sentent qu’il est nécessaire qu’il y en ait. Pour Ernesto et son père, être intellectuel-artiste c’est surtout être intellectuel et intellectuel c’est être communiste et prendre le relais du travail inachevé de son père à lui le père, grand-père Fourchette, nommé Fourchette pour le bon coup de fourchette qu’il avait à ce qu’on dit et pour sa maigreur-minceur, comme une fourchette, tout en nerfs et en muscles, secs, et communiste — le congrès de 1920 et jusqu’à sa mort en 1984. Ernesto vient de raccrocher. Il pleure. Ils n’ont pas parlé communisme. Ils ont parlé des attentats de Paris et de Saint-Denis. Ernesto n’a pas parlé de la peur de aN’Gela au MK2 et dans les rues ensuite et tout ce qu’elle lui a écrit hier. Ernesto n’a pas dit à son père cette peur est en moi elle vient de toi papa tu me l’as transmise et je la transmets à celles et ceux que j’aime car on transmet dans l’amoure ce qui avec l’amoure nous a été transmis. Ernesto n’a rien dit à son père de ce que aN’Gela lui a écrit hier. Souvent je me demande ce qu’il y a dans le silence que mon père m’a transmis et que je nourris et perpétue. Je sais que la parole est un outil de libération, d’émancipation et de conflit assumé — un outil pour forger une liberté réelle. Je ne suis pas libre. Ernesto et son père ils ont parlé des attentats. Son père a dit c’est terrible. Puis il a parlé du temps qu’il faisait. Du froid qu’il commençait à faire. Dehors. Dans la maison. Du chauffage allumé depuis 15 jours. Ernesto s’est approché de la fenêtre du bureau, à l’étage. Il a voulu décrire à son père le ciel et ça a été rapide : gris uniforme. Quand Ernesto a dit joyeux anniversaire, au début de l’échange téléphonique, son père comme tous les ans a dit tu es en avance, je suis encore dans le ventre de ma mère — il était midi, le père d’Ernesto est né à 20h — , 16 novembre 1937. Ils ont parlé du temps. Des attentats, de aN’Gela au MK2 et dans les rues. Le père de Ernesto ne lui a pas appris à parler. Ernesto n’a pas appris à parler à son père non plus. C’est-à-dire qu’Ernesto n’a pas plus appris à parler à son père qu’il n’a appris à son père à lui parler. Pas plus que son père ne lui a appris à parler. Tu veux parler à ta mère ? Ernesto a dit oui. Je te la passe. Ernesto a dit oui. À bientôt mon chéri. Ernesto a parlé avec sa mère. Il lui a raconté ce que aN’Gela lui a écrit hier. Sa mère lui a dit de ne pas s’inquiéter. Vous vous aimez elle a dit. Je sais pas. Ernesto a raccroché. Et il a pleuré. Il pleure. Il pleure de rage et de colère de la parole qui n’arrive pas être dite.
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Le lendemain. 17 novembre 15. Ernesto boit de la Suze en regardant des vidéos sur Internet puis il cherche et trouve en ligne une version de Libera me de Alain Cavalier. Pixel partout, définition pourrie. Ernesto regarde le premier quart d’heure. Aucune parole. Des mains. Des mains sur des têtes. Des pièces d’identité que tiennent les mains posées sur les têtes. La fouille. Le contrôle. La présence policière ou militaire. Un homme qui veut s’enfuir. Tente de s’enfuir. Est abattu. Ernesto s’endort devant l’écran.
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