
Publication des Filles de Louise Michel en feuilleton sur Volodia, tous les lundis.
.
.
.
.
.
Le lendemain. 9 novembre 15. Avec Adam, Ahmed, aN’Gela, Elyas, Moussa, Yahya, Yasser. On est assis dans les fauteuils et sur les chaises et sur le canapé dans le salon de la maison, 29 rue Alexandre Gosselin. C’est le premier cours de français pour tout le monde. On se démerde comme on peut. On passe d’abord par l’anglais. Yasser ne parle pas anglais. C’est plus difficile pour lui. Vers 17h00 Ernesto est en train de préparer du thé dans la cuisine et dans le salon les téléphones de Adam, de Ahmed, de Elyas, de Moussa et de Yahya et de Yasser, sonnent avec une mélodie commune genre appel à la prière. C’est bien ça. Yahya me rejoint dans la cuisine. Il demande est-ce que ça vous dérange aN’Gela et toi si on fait la prière chez vous ? Ernesto dit que ça ne le dérange pas. Yahya rejoint aN’Gela dans le salon. Est-ce que ça vous dérange si on fait la prière chez vous ? aN’Gela dit ça ne me dérange pas. C’est où la Mecque ? À vue de nez, par là. La boussole du smartphone de Yahya confirme la direction. Yahya me demande si j’ai un petit tapis, ou une serviette — quelque chose pour mettre sur le sol. On a des jolis serviettes Christian Lacroix, toutes roses, toute neuves. Ce qui compte dit Yahya c’est d’avoir un rectangle de tissu propre. Ernesto va chercher une serviette propre.
.
.
.
.
.
Le lendemain. 10 novembre 15. On prononce et on écrit des mots. Bonjour. Des expressions. Comment ça va. On commence avec l’alphabet. On le déroule. A. B. C. D. E. F. G. H. I. J K. L. M. N. O. P. Q. R. S. T. U. V. W. X. Y. Z. A comme Adam, Ahmed, Ana, aN’Gela ou Armando. B comme Bonjour. C comme Cléa. D comme Dana. E comme Élia, Élias, Éthan, Ernesto, Etna. F comme Fatima. G comme Guerre. H comme Histoire. I comme Il était une fois. J comme Joie. K comme Khader. L comme Leïla, Lina, Lola, Louise. M comme Moussa, Mahra, Marc. N comme Nourriture. O comme Omar, Ofpra. P comme Pouvoir, Puissance. Q comme Questions. R comme Réparations. S comme Soudan, Sara, Suza. T comme Ta gueule. U comme Uürs. V comme Village enfoui les jours de Brume. W comme What the fuck. X comme Xavier. Y comme Yahya ou Yasser. Z comme ZAD. On avance deux verbes. Continuer. Compter. On écrit 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. On écrit des mots, des chiffres. On dit comment ils se prononcent. On les prononce. On les écrit. On dit Aujourd’hui. Demain. Hier. Lundi. Mardi. Mercredi. Jeudi. Vendredi. Samedi. Dimanche. Semaine. Mois. Année. Janvier. Février. Mars. Avril. Mai. Juin. Juillet. Août. Septembre. Octobre. Novembre. Décembre. On dit et on écrit Froid. Chaud. Passé. Présent. Futur. Table. Chaise. Fauteuil. Fenêtre. Maison. Mur. Porte. Étages. Manger. Parler. On dit que les verbes du premier groupe sont les plus faciles. On déroule une conjugaison. Je mange. Tu manges. Elle mange. Il mange. On mange. Nous mangeons. Vous mangez. Elles mangent. Ils mangent. On déroule une deuxième conjugaison. Je parle. Tu parles. Elle parle. Il parle. On parle. Nous parlons. Vous parlez. Elles parlent. Ils parlent. On dit regarder. Écouter. Dormir. Dehors. Dedans. Pieds. Doigts. Jambes. Bras. Mains. Têtes. Œil. Yeux. Nez. Bouche. Oreilles. On passe un long moment avec les sons. A. Au. Aux. O. Eau. Ai. Ais. Ait. Aient. É. È. Ê. Ei. Es. Et. Est. -Er. An. En. O. On. Ou. Où. E. U. Eu. Eux. Un. Ain. Aim. In. Oin. Oi. Oui. On rit alors on écrit le verbe rire. Puis les mots Difficile, Facile. Puis le verbe être. On déroule une troisième conjugaison. Je suis. Tu es. Elle est. Il est. On est. Nous sommes. Vous êtes. Nous sommes. Vous êtes. Elles sont. Ils sont. Vers 17h00, un à un, Adam, Ahmed, Elyas, Moussa, Yahya, Yasser, se détachent du groupe et dans un coin de la pièce font la prière sur un petit tapis qu’ils ont amené. La direction de la Mecque à vue de nez et malgré la boussole du smartphone de Yahya était fausse hier. Aujourd’hui, bonne direction pour les prières. Vers 19h00 on se dit au revoir. On dit faites de beaux rêves. Yahya fait une blague en anglais, il dit faites de beaux cauchemars. On rigole. On dit bonne nuit. On dit à demain.
.
.
.
.
.
Le lendemain. 11 novembre 15. Aujourd’hui c’est jour férié. Il n’y avait pas de bus dans la ville d’où le retard sur l’heure de notre rendez-nous explique Yahya en anglais. Aujourd’hui. Jour. Férié. On déroule les mots. Bus. Ville. Retard. Rendez-vous. On déroule les mots jour, nuit, travail, vacances, maison, squat, aller, venir. Je viens. De cette maison. Je viens. De ce pays. Je viens. Du Soudan. Je vais. Dans cette maison. Aller. Ça va. Comment. Ça va. Aller. Je vais. Tu vas. Elle va. Il va. On va. Ça va. Nous allons. Vous allez. Elles vont. Ils vont. Ça va. Ça. Sa. Ma. Ta. Sa. Mon. Ton. Son. Mes. Tes. Ses. Ma. Chemise. Ta. Maison. Sa. Mère. Mon. Téléphone. Ton. Père. Son. Fils. Mes. Filles. Tes. Enfants. Ses. Cheveux. Puis. On parle du bus et des bus dans la ville. Je prends le bus. J’attends le bus. Je monte dans le bus. On parle de la gare. Je vais à la gare. Je ne vais pas à la gare. On introduit la négation. Ne pas. Je prends le train. Ne pas. Je ne prends pas le train. Je prends le tram. Il y a les sons tram, train. An. On. Un. Je marche. Vers ta maison. J’entre. Dans la boulangerie. On introduit des questions. Tu vois quoi ? Qu’est-ce que tu vois ? Qu’est-ce que. Tu es qui ? Qui es-tu ? Tu me regardes. Est-ce que tu me regardes ? Est-ce que. On a une question. Est-ce que. Vous avez besoin de vous laver avant ou après la prière ? « Est-ce que » introduit la question. Je me demande si. Il est arrivé. Est-ce qu’il est arrivé ? Que suivi de il, you drop the e : ça donne qu’il. Kill. Oui. Même son. On rigole. Yahya nous demande s’il y a une mosquée dans le quartier. Dans cette partie de la ville. Oui. Par là. On s’arrête sur un maximum de mots. On fait sans arrêt le va-et-vient entre l’anglais et le français. On fait des listes. On mélange un peu tout. Se demander. Se réveiller. Se lever. Se laver. Se rappeler. On propose une conjugaison pronominale. Je me demande. Tu te demandes. Elle se demande. Il se demande. On se demande. Nous nous demandons. Vous vous demandez. Elles se demandent. Ils se demandent. On l’écrit. On la prononce. On enchaîne avec une autre. Je me réveille. Tu te réveilles. Elle se réveille. Il se réveille. On se réveille. Nous nous réveillons. Vous vous réveillez. Elles se réveillent. Ils se réveillent. Est-ce que quelqu’un veut faire le thé ? Est-ce que. Quelqu’un. Faire. Vouloir faire. Je veux faire. Je veux aller. J’aime jouer. Oui, moi, je veux faire le thé. Qui veut faire le thé avec moi ? Ahmed et aN’Gela font le thé. Quand le thé est prêt, on arrête la leçon. On reprendra demain. Reprendre. Futur. Demain. Deux mains. Oui, même son. On rigole. On continue. Le thé est prêt. On arrête la leçon. On boit le thé noir avec beaucoup de sucre.
.
.
.
.
.
Le lendemain. 12 novembre 15. My good man. To day we have rendezvous at 4pm. To this reason we can not be able come to the leason to day. Yahya. Le soir, aN’Gela prend un train pour rejoindre Paris.
.
.
.
.
.
Le lendemain. 13 novembre 15. Ernesto saisit une feuille posée sur la petite table basse dans le salon de la maison, il lit un acronyme écrit sur la feuille. La séance de français commence. F.L.E. Français. Langue. Étrangère. O.F.I.I. Office. Français. Immigration. Intégration. 200 heures. Pour initiation au français. Autres endroits. 120 heures. Entre novembre et janvier. Université. Inscription. En octobre prochain. Janvier. C.C.A.S. Caisse. Centrale. Activités. Sociales. Lycée. Diplôme. Formation. Permis de conduire. Travail. Travailler. Travailleur. Travailleuse. Article + nom + adjectif + verbe + complément. Une phrase. Une boulangerie. Une pharmacie. Une boucherie. Un fermier. Une fermière. Fermer. Ferme. Farm. Fréquentation. Fréquence. Fréquent. Fréquenter. Fréquenté. Fréquemment. Fréquentable. In-fréquentable. Préfixe. Suffixe. Other. Others. Another. Autre. Autres. À les autres, non : Aux autres, oui. À + Les = Aux. Avion. Aéroport. Rond-point. Églises. Lac. Lake. Un mur. Un muret. Une pelouse. Une chemise. Un chemisier. Un banc. Une cuisine. Une usine. Devenir. Revenir. Le sol. Le ciel. Le sel. Le soleil. Sale (adjectif). Seul. Seule. Seuls. Seules. Une salle (nom commun). Une pièce. Une maison. Une piscine. Plonger. Posséder. Prendre. Comprendre. Apprendre. A. a. Grand. Petit. https://www.podcastfrancaisfacile.com. S’allonger. Relier. Lier. Lien. Souris. Mouse. Conte. Tale. La semaine dernière. Le mois dernier. L’an dernier. L’année dernière. Year. Hier. Yahya dit à moi que il a pris le tram. Non. Yahya me dit qu’il a pris le tram. Oui. Prendre. Pris. Besançon. Médecin. École. Université. Printemps. Prendre rendez-vous. Si tu ne trouves pas de travail tu peux bénéficier du R.S.A. Revenu. Solidarité. Active. Le. Revenu. De + Le = Du. 1500 euros. 800 euros. 100 euros. 500 euros. Pour l’instant, tu peux bénéficier de l’A.D.A. Allocation. Demandeur. Asile. 6 euros 80. Par jour. Avant A, E, I, O, U, la ou le, you drop the a, you drope the e. Par ici. Par là. Parler. Peu. Dans le ciel. J’écoute le son d’un l’hélicoptère qui vole dans le ciel. On fait du thé. On arrête la séance. On boit le thé. On continue à dire des trucs. On se dit à demain.
Vers minuit Ernesto allume l’ordinateur pour la première fois de la journée. Il a quelques difficultés à relier les informations qu’il lit par bribes. Puis finit par comprendre. Il y a eu des attentats à Paris. Il regarde le téléphone. Pas de message de aN’Gela. Il l’appelle et il tombe direct sur la boîte vocale. Sara me fait parvenir un bref message qui dit que la batterie du téléphone de aN’Gela est déchargée. Aux dernières nouvelles elle était au cinéma MK2 à Beaubourg et on leur disait de ne pas sortir, il y avait des risques de nouvelles attaques. Vers deux heures du matin le téléphone sonne. aN’Gela dit je vais bien. J’ai eu tellement peur. Je sais pas trop quoi te dire là maintenant. Je vais bien. Je suis à l’appart. Son souffle est court. J’ai eu très peur dans le cinéma. On n’avait pas le droit de sortir. Quand on a eu le droit, dehors c’était un silence tellement bizarre, la rue avec les sirènes des camions de police de temps en temps et des silhouettes comme moi qui faisaient pas de bruits. J’essayais de marcher vite. Il faut que je dorme dit aN’Gela. On se rappelle demain. Dans la nuit, Ernesto fait deux rêves.
Dans le premier rêve aN’Gela et Ernesto sont sur un cheval qui gravit les escaliers depuis le sous-sol des salles du MK2 Beaubourg jusque vers dehors. Le cheval sort du cinéma, marche au pas dans les rues de Paris. C’est la nuit. Les rues sont désertes. Silence opaque. Aucun son. Pas même celui des fers sous les sabots du cheval frappant le bitume. Ernesto sent son cœur battre mais il ne l’entend pas. C’est un temps muet. Rue Rambuteau. Rue Beaubourg. Rue de Turbigo. Rue Réaumur. Rue du Temple. Rue Béranger. Le cheval s’arrête devant un immeuble qui ressemble à un parking à étages. aN’Gela descend du cheval. Ernesto reconnaît l’immeuble. C’est là où sont les bureaux du journal Libération. aN’Gela marche vers l’entrée de l’immeuble, se retourne vers Ernesto, sa bouche s’anime, elle parle. Ernesto entend la voix de aN’Gela comme si elle parlait dans une chambre capitonnée : « laisse-moi seule un peu s’il te plaît j’ai un truc à faire ». Puis Ernesto entend une détonation — comme dans une autre chambre. Suivie d’un flash. Deux mots. Libera me. Il y a 22 ans, le 17 novembre 1993, Ernesto assiste à une projection de Libera me de Alain Cavalier, au MK2 Beaubourg.
Le deuxième rêve, c’est à Nantes. Ernesto grimpe dans le bus C1 en direction du centre-ville et le bus est bondé de femmes et d’hommes en habits de mariage avec des petits crucifix très discrets et très fins, en or, autour du cou, et des enfants au bout des bras et des poussettes au bout des bras et dans les poussettes encore des enfants et tous et toutes vont à la manif France Fille aînée de l’Église depuis le 14 février 1841. Un tatouage, au côté droit des cous de chaque enfant, représente une gerbe de blé plantée dans le vagin d’une femme aux cheveux longs, taille fine, seins opulents et sourire limpide. En lieu et place du tatouage, les adultes ont comme une cicatrice, une petite fente, rectangulaire, ad hoc pour y introduire une clé usb. Ernesto regarde son téléphone. Il est 14h00. La date c’est le 9 janvier 2015. Je suis pas Charlie Catho. Je suis fils d’un ouvrier communiste et d’une secrétaire prola. Et Yahya est déjà mon ami.
.
.
.
.
.