
Laure Silvarelli est une écrivaine-trans lesbienne, jeune enseignante en banlieue nord de Paris. Elle a écouté ce qui se disait dans un appartement, la langueur, les couinements. Chez l’homme de la femme est ici publié en deux parties.
La femme de l’homme, appelons-la Affreuse.
Je viens d’où j’ai existé, dans l’abject normal, comme tout le monde d’ailleurs. Je n’ai pas de grande différence, je suis infiniment banale. Je suis trans. Bavoir de rapports sociaux, porté justement peut-être à la température adéquate pour plier le fer. Que porter au point requis ce que tout le monde expérimente ferait de soi quelqu’un d’autre. Ce serait ça, une personne.
Et je dis que ce sont les affres qui me requièrent, veulent leur propre mort au travers à la fois de la mienne et du travail qui me fait rester vivre. Ils n’existent que dans cette identification ; pas créés ni complus, mais réels parce qu’institués.
Par moi. Je veux être parfaite, irréprochable, immédiate. J’ai voulu l’être, au départ, pour qu’il devienne impossible, sauf déshonneur, de me souiller. Alors au cœur du rêve il y a l’espoir que tout ça n’ait plus la fonction de rejouer mon démembrement. Braquer ce lumignon fébrile et poussiéreux sur toutes les latences, une bombe délicate, à retardement, et que cela ne cause plus à l’épiderme aucune crainte. Je ne veux plus écrire – épuiser la source de tout ça qui refuse de finir, et ce sera ma demeure, la masure, avec toi.
*
(Je dois mener ce récit à bien pour passer moi-même à autre chose. Je ne ferai pas sans, non, j’ai trop fait avec. Aussi…)
Ce qui doit être raconté, donc, c’est autre chose encore, de pire : ç’a été pour Inès. C’était un matin, et il est descendu certainement parce qu’on faisait trop de bruit. (Il faisait souvent ça, juste descendre nous calmer, nous gueuler dessus un bon coup, nous faire peur, mais on avait de moins en moins peur et alors qu’on déguerpissait immédiatement les premières fois, on avait fini par comprendre qu’il valait mieux se cacher non loin de l’endroit où on était, ou juste ne plus bouger, pour s’éviter l’effort d’y revenir quelques secondes plus tard. Ça marchait puisqu’on était trop nombreuses et rapides pour qu’il comprenne où on était toutes en même temps ; dès qu’il se tournait vers une, les autres profitaient du moment d’inattention pour décamper, couraient vers les Tissus, descendaient du Grand Plateau aux Piliers du Plateau Adossé, tombaient des Plaques ou du Grand Bac, où c’était le festin).
Inès était nouvelle et connaissait mal les refuges car, ce jour-là, partant de l’évier où elle rongeait des restes, elle était d’abord partie pour l’arrière de la Chambre Froide par le chemin des Plaques — mais il l’a rattrapée. Elle a fait machine arrière et s’est tapie dans le Puits carré. Je ne l’ai pas vue, mais j’ai compris par la suite qu’elle s’est réfugiée dans un Petit Contenant avec des restes infects de tous les breuvages de l’homme de la femme, déposés dans le Puits il y a longtemps. C’était une erreur pour trois raisons : il pouvait la voir, actionner la Fontaine, et le Petit Contenant, dans lequel il restait un peu de liquide, avait mouillé ses pattes. Il la voyait donc tenter de grimper, lancer des élans, et échouer. Le Petit Contenant était trop grand, elle était trop petite. Elle était coincée.
Ç’a été la seule fois qu’il a eu le contrôle sur l’une d’entre nous. On voyait qu’il était complètement terrorisé à l’idée qu’elle reste ici, ou qu’elle parcoure encore l’Etablissement avec ses pattes désormais pleines de moisissure provenant du Petit Contenant, la graisse de ses viandes et nos merdes dans lesquelles elle avait pataugé. (Quand la saleté était liquide il la détestait étonnamment plus : il croyait qu’elle se répandait beaucoup plus efficacement. Nous nous en étonnions, puisque, pour s’en émouvoir, il devait se figurer qu’il allait devoir nettoyer, ce que nous ne l’avions jamais vu faire. Je ne dis pas que j’ai toujours su le comprendre). Il voulait donc qu’elle reste dans le Petit Contenant et n’en ressorte pas. Il la voulait autre part.
Il a alors actionné la Fontaine de Chaleur, et on a toutes hurlé, depuis nos postes respectifs :
cruel !
cruel !
ordure !
grand lâche !
Il a attendu, assis sur les Piliers du Plateau Adossé, sans même la regarder. Il s’est levé pour aller la voir, mais elle ne bougeait plus, ou très lentement. On a toutes vu qu’il était sidéré, et perdu qu’il était – meurtrier ! –, il a saisi le Petit Contenant, ouvert le Portail et vidé le Petit Contenant au sol. Elle était à l’Extérieur, et c’était un matin de la saison du Gel.
*
Mon amour, tu vois ? (À qui est-ce que je m’adresse ? Où est-elle pour la rejoindre ?). La lumière a traumatisé mes joues, donc je l’évite. Je l’ai prise trop forte au laser, alors je suis punie. Les poils sont encore en état de choc, je ne peux plus les raser. Je me cache de la lumière, et je dis, tapie d’où je suis (je peux le dire : un plongeoir, accessible depuis la masure qu’on a bâtie ensemble) : devenir la femme de l’homme revient donc à se tapir, là où elle ne me touchera et ne me fera plus mal, et vouloir qu’elle s’éloigne. Alors je plonge où certains creusent et se terrent, c’est-à-dire : je tombe et je vole. Je sanglote, je sanglote ; je vais mourir. Je ne peux pas savoir si j’ai pleuré vraiment. Dans l’eau… et il y fait si froid. Là ma punition se consomme, j’y suis bien, je peux même avancer, dans ma plus grande honnêteté : Affreuse survivra l’hiver. Masure, sentier, rivière ou feuillages de lauriers, je serai dans la vie de la mort auprès de l’amie de mon amie. J’ai laissé mes yeux sur les murs d’abord ; ils se sont décollés puis, tombés dans la rivière, ils en ont remonté le cours que j’avais bouleversé de mon plongeon. J’ai rendu les deux globes – les yeux – à leur ancien détenteur exorbité. Je le laisse seul, exproprié.
J’ai été tellement ordurière. J’ai été exploitante. Qu’on me laisse vivoter au moins dans la maison de la hantise.
*
(Encore… oui, mais pitié, imaginez comme c’est dur. Il n’a jamais su faire un pas de notre côté. Je ne crois pas que vous sachiez).
Il semblait complètement désolé. Il a appelé la Voix, l’une des siennes, pour lui dire ce qu’il a fait, et on l’a entendue répondre :
Oh tu l’as brûlée… ! Oh choupette… la pauvre…
Il a semblé enfin comprendre son acte. La Voix, comprenant bien que quelque chose n’allait pas chez lui, a suggéré de creuser le sol pour y déposer Inès. Alors, il l’a récupérée, l’a mise sur le Grand Plateau et l’a enveloppée d’un Petit Tissu. On ne l’avait jamais vu culpabiliser de la sorte, c’était autre chose, là. On aurait dit que c’était son premier assassinat.
Nous étions tétanisées. Aucune de nous n’osait venir porter secours à notre sœur. Nous ne sommes pas vraiment unies, la terreur – même très diffuse – empêche toute coordination. Elle gémissait et couinait sur le Grand Plateau. Nous l’avons vue se tortiller, ramper, faire un peu de chemin dessus, et c’était tout ce dont elle était capable.
Quelques heures plus tard, descendant pour se nourrir, il a eu une réaction de surprise en ne la voyant plus exactement où il l’avait mise. Il en paraissait aussi paniqué (de ne pas savoir où elle était) que soulagé (qu’elle ne soit pas morte). Là encore nous avons saisi sa faiblesse : il semblait réellement espérer qu’elle puisse survivre. Or si nous ne sortions pas de nos postes, c’était aussi parce que nous avions compris ce qu’il en était : il l’avait brûlée une première fois avec la Fontaine de Chaleur, puis une deuxième avec le Gel de l’Extérieur.
Il était terrifié de pitié. Les mouvements d’Inès n’ont pas duré : elle a fini par cesser peu à peu, et nous ne l’avons plus entendue respirer. Il a songé, on l’a dit, à la déposer dans le sol, mais ne l’a pas fait. Il était sidéré de sa mort, n’arrivait pas à en faire quoi que ce soit. Au bout de quelques jours, il a fini par saisir un Grand Bac, et l’a jetée, elle aussi, encore… dans le Grand Bac du Grand Bac.
J’ai soigneusement consigné les dernières paroles d’Inès, ses couinements de fin. Voici ce qu’elle disait à l’homme de la femme :
Tu nous laisses nous nourrir et nous tue de le faire. Qu’en est-il de toi, l’homme de la femme ? Comment ne vois-tu pas ta bassesse ? A quoi la dois-tu ? A qui réponds-tu ? On veut pas de ton soin qui nous fait mourir, ton toucher de poison, laisse-nous mourir, ou moi au moins. Va crever autrement, fais-le mieux, parce que là tu te rates à me tuer comme ça. C’est dommage, tu mérites. Change-toi. Ce n’est pas un service que je te rends, comme toi d’ailleurs. Si tu fais de ma mort la tienne, là je t’assure, je reviendrai.
Quant à moi, j’ai laissé dans ses sacs de départ quelques chiures en souvenir. Si je le hante, je suis libre.