
Laure Silvarelli est une écrivaine-trans lesbienne, jeune enseignante en banlieue nord de Paris. Elle a écouté ce qui se disait dans un appartement, la langueur, les couinements. Chez l’homme de la femme est ici publié en deux parties.
(Je sors enfin du domaine vécu de la métaphore. Je moisissais dans la moisissure, mourais auprès de vivants qui mouraient avec moi, voulais écrire pour ne jamais avoir à le faire. J’oppose ici une nouvelle manière à la précédente, et j’en fais le rapport. J’écris enfin, je meurs. Avant je le faisais mal, c’est-à-dire pas : je restais à la porte, je macérais dans l’antichambre de la peau quand j’aurais dû la vivre, et la vivre c’est écrire enfin comme pour la première fois. C’est transitionner.)
Ce qu’on a tant aimé chez l’homme de la femme c’était la qualité du service, et sa conciliation. On a toutes aménagé notre espace dans le sien, colonisé progressivement la totalité de l’Etablissement. Je dois dire que je n’ai pas souvenir d’un meilleur âge d’or. Ce n’est pas que rien de terrible ne nous soit arrivé — c’est d’ailleurs de tout ça qu’il me faut me défaire. De fait, tous nos festins sont bancals, tant le rapport de force nous est défavorable. Notre organisation reste dispersée, nos gestes éclatés dans un ensemble bâtard qui constitue pourtant notre force, à condition de trouver un espace adéquat, et c’était chez lui que nous l’avions.
Nous ne fonctionnons pas par logements individuels : on interchangeait très souvent les habitacles, au gré de nos chances et de l’humeur de l’homme de la femme. Ceci dit, des tendances se dessinaient. Pour ma part j’étais sous le bâtiment Düche ; Léa créchait aux Tissus depuis longtemps ; Guillaume côtoyait beaucoup le Zinc ; Emma s’amusait près du Meuble ; La Chambre Froide et ses alentours étaient à Michèle, mais elle recevait souvent. Le Grand Bac, par contre, était une zone franche, un bien commun : il n’était à personne et nous nous servions. Celles et ceux qui en abusaient l’ont payé : on verra comment. En vérité, la résidence entière, du moins son rez-de-chaussée, était autogérée par notre collectif. Nous ne dépendions de l’homme de la femme, pour ainsi dire, qu’en ce qui concernait l’approvisionnement en nourriture, qu’il ramenait assez souvent. C’était la sienne, croyait-il ! C’était la nôtre.
Ce qu’il me faut raconter ici, en vérité, c’est un jour maudit encore, marqué du sceau de notre dépendance à l’homme de la femme, à sa lâcheté. Oui, il était sans courage : il avait peur de nous. Il faut dire que nous ne lui rendions pas exactement service : puisqu’il n’a jamais daigné installer à notre usage un dépotoir (au moins) de nos merdes, on a fini par chier partout dans l’Etablissement. Son manque d’émotion devant nos selles nous a toutes convaincues que nous avions décroché le gros lot : c’était lui. Le Grand Plateau était notre gamelle, et son sol nous faisait des hectares de toilettes. On ne pouvait faire mieux que rester.
Quand on mangeait le soir — la nuit, surtout, dès qu’il se couchait —, il couvrait ses oreilles avec des boules pour ne plus nous entendre et ça semblait marcher. Il descendait souvent pour uriner, ce qui ne nous inquiétait pas. En revanche, le signe qu’on devait s’inquiéter, c’était lorsqu’il actionnait l’Appareil de Soleil, car alors il pouvait nous voir — sauf celles de Grand Bac, car il avait trop honte pour y jeter un œil. Dans ces moments, on s’arrêtait, alors, et plus personne ne bougeait — mais dès qu’il s’éloignait à peine, l’une d’entre nous déguerpissait, ce qui retenait assez son attention pour qu’une autre fasse de même à l’opposé de son champ de vision, et ainsi de suite. Ce n’était pas une guérilla, nous n’étions pas en lutte contre lui : on était des lignes de fuite en partance à chaque fois.
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De la femme de l’homme :
L’écriture s’envisage souvent comme la traduction d’une voix intérieure, qui parle depuis la vérité du corps qui l’habite. Ici, je veux établir une ligature indéfectible, oui, entre la restitution de cette voix et l’avènement d’une femme en corps d’homme. Traduire cette voix, écrire, c’est devenir ce qui s’appelle, et n’est pas, une femme. Cette transition est la conquête, de haute lutte, de la situation d’énonciation qui était la mienne depuis toujours et que je ne connaissais pas.
Je le fais contre moi. Chaque soir j’administre 5 pressions d’œstrogènes Estreva pour dévier de force le chemin de mon corps. Ce n’est pas une violence mais un geste. J’aimerais ne plus croire à la distinction corps-esprit. J’ai des réticences sans savoir d’où elles viennent. Mes seins poussent, donc, contre une part de moi. Mon sein droit, premier du nom, m’oblige : dans quelques mois bientôt il sera difficile de tenir l’excuse de l’excroissance pathologique, qui ne me séduit pas. J’ai déjà des cheveux un peu longs, des lunettes roses et transparentes, moins de poils, une texture (j’espère !) différente de peau, et des seins : il faudra donc se présenter comme trans, et je dois m’y préparer — mais j’ai déjà constitué ce corps par des écrits, capable enfin de dire que c’est le même de deux façons.
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Chaque été gravait un deuil : nous manquions alors gravement de provisions, et ne parvenions parfois même plus à sortir de l’Etablissement. Ç’a été le cas d’Emma, un été, qui n’a même pas réussi à sortir du Grand Bac : elle s’y était réfugiée un temps, probablement quand l’homme de la femme s’apprêtait à partir, et n’a jamais pu s’en extraire. Ce qui nous permettait de gravir le Grand Bac et d’en ressortir, c’était le Grand Sac, souvent plein et longtemps, qui recouvrait le Grand Bac et dans lequel on plongeait, naviguait et sortait aisément. (Quand l’homme de la femme est arrivé je crois que Guillaume la veillait encore, à côté d’elle. L’homme de la femme a pris le Grand Bac et l’a poussé dehors. Une fois tombé, Guillaume a dû partir, laissant Emma à son sort : le Grand Bac du Grand Bac, où l’homme de la femme a jeté tant et tant de nos sœurs.)
Malgré leur gravité, comparés à deux autres, ces deuils-là sont passés dans nos cœurs, mais il y a eu d’abord la moisissure de Guillaume. Il est mort un été lui aussi, dans le chemin entre la Düche et le Typhon. Le dernier été avant la fin, l’homme de la femme est revenu, une fois de plus, nous nourrir et nous détester. Il a trouvé la charogne de Guillaume, et pour une raison qui nous a toutes interrogées, l’a laissé moisir là. Guillaume gisait là depuis l’été, il y a fait l’automne, tout l’hiver et la fin du printemps. Nous le voyions, nous passions à côté de lui, tentions de le secourir et n’y parvenions pas.
Assis sur le Typhon, l’homme de la femme chiait quotidiennement au-dessus de lui, sur Guillaume, et profanait sa tombe de fortune. Nous en avons beaucoup pleuré. Il n’a jamais semblé s’en émouvoir. Ce n’est qu’avant son départ qu’il l’a gratté, puisqu’il n’en restait en fait presque plus rien. Il avait disparu, rongé par l’usure et le temps. Juste une sorte de plaque asséchée, collée au sol et devenue comme lui. Il restait encore la zone de la poussière autour, avant la fin. Il l’a fait, je suppose, pour garder la face devant celle d’après, la femme de la femme, que nous détestons pour sa propreté. Nous ne sommes jamais revenues.
Nous avions de la sorte établi, et sans aucun mot, le contrat implicite d’une colocation : il vivait à l’étage, nous étions en bas. Il ne passait que pour manger, se nettoyer, jouer parfois, rester un peu dans nos merdes et à côté de nous sans qu’il le sache (souvent nous lui faisions des piqûres de rappel, il devait dégager), et partir. Avant son départ (qui n’a pas été pour nous une victoire) tout nous appartenait. Il n’avait plus aucune prise sur nous. Il cuisinait près des taches d’huile et de nos merdes, marchait à côté de nos cadavres et sur notre pisse séchée, respirait dans notre moisissure. Il faut dire que nous étions beaucoup plus propres que lui.