Les Filles de Louise Michel – 4 – septembre | Marc Perrin

Publication des Filles de Louise Michel en feuilleton sur Volodia, tous les lundis.

10 septembre. 5 kilomètres au sud-est du lycée. Ethan marche en direction de la forêt des Grillans. Il a un rendez-vous avec Etna. Son cœur bat bien fort. Le bruit des moteurs sur la départementale s’estompe. Il avance. Petit chemin bordé de haies. Un virage sur la gauche, il voit la forêt. Il entend le bruit d’une tronçonneuse. C’est là le lieu du rendez-vous. Ethan marche vers le bruit de la tronçonneuse. Il voit Etna au pied de l’arbre. Il a un temps d’arrêt. Il regarde la tronçonneuse dans les mains de Etna. Il regarde ses mains tronçonner l’arbre. Etna sent la présence de Ethan, elle finit son geste. L’arbre tombe au sol. Etna dépose au pied du tronc la tronçonneuse et rejoint Ethan. Toutes les deux regardent l’arbre. La main gauche de Ethan vient toucher la main droite de Etna. L’arbre part cet aprèm à la menuiserie. Il sera bientôt découpé en planches, c’est pour Feytiat. Etna regarde sa main droite s’approcher d’entre les jambes de Ethan. Elle suspend son geste. Ethan fait oui d’un sourire. Des taches de soleil et d’ombres dans leurs yeux.

Au même moment, dans la bibliothèque du CDI, assis au sol devant les rayons architectures & urbanismes de l’Empire, Uürs et Armando dessinent les plans pour une cabane parce que tout le monde parle de cabane en ce moment. Uürs & Armando n’ont jamais observé le moindre cerne du tronc d’un arbre. Ni ne connaissent la viscosité verdâtre de l’huile à chaîne pour la tronço. Ne connaissent ni le poids de la tronço dans les muscles des bras et du dos. Ni l’entrait qui neutralise la tension au pied des chevrons, ni l’entrait retroussé qui les empêche de fléchir. Mais ils parlent et dessinent et planifient. La sonnerie retentit. Le CDI va fermer.

Le soir, dans un couloir de l’internat, Ethan, Etna, et aN’Gela et Uürs se retrouvent côte à côte à regarder à travers la vitre d’une fenêtre le ciel rose orangé en train de virer au noir. Uürs demande elle est où la forêt des Grillans ?

Les visages de Etna et de aN’Gela se tournent vers Uürs.

File-moi ton portable.

Uürs comprend pas.

Donne-moi ton portable.

Uürs donne. Etna saisit le téléphone et le démonte en autant de pièces qu’elle peut le démonter.

Viens.

Ethan regarde Etna suivie de Uürs et de aN’Gela marcher jusque vers le bloc sanitaire. Vers les WC. Là-bas, Etna montre les éléments plastiques du portable de Uürs : ça, on laisse là. Elle jette les éléments plastiques dans une cuvette. Puis elle montre la porte entrouverte de la cuisine du réfectoire. Dans la cuisine, elle tient entre deux doigts la batterie du téléphone : ça, on va le foutre dans le frigo à yaourt. Elle ouvre le frigo, dépose la batterie au fond du bac à légumes. Referme la porte et montre la carte sim : ça, on brûle. aN’Gela allume un feu de la gazinière. Etna sort une pincette de la poche arrière droite de son pantalon, saisit la carte sim. Brûle.

Viens, on va marcher.

Etna et aN’Gela suivies de Uürs marchent lentement dans les couloirs et les escaliers et sortent par la porte à battants à côté du CDI. Dehors, la nuit est tombée. Obscurité naissante.

On te dira pas où est la forêt.

nous vivons dans un monde quadrillé, repéré
nulle zone sans surveillance
là même où nous irons ils sauront que nous y sommes
mais peut-être y serons-nous
un tout petit peu avant eux
ou peut-être un peu autrement vêtues qu’ils ne l’imaginent
ou un peu autrement attentionnées
ou tout autrement préparées

ils ne partagent pas ce que nous vivons
ils ne peuvent pas savoir ce que nous ressentons
ils ne partagent pas ce que nous vivons
ils ne peuvent pas savoir comment nous pensons


Dans la nuit noire du dortoir, Uürs ne trouve pas le sommeil. Il entend la porte de la sortie de secours grincer. Dehors, un vent violent souffle depuis qu’il est allongé. On pourrait foutre le feu au lycée se dit Uürs. Une silhouette qu’il ne voit pas s’approche de lui. 22 années sans ouvrir ta grande gueule, Uürs, ça commence maintenant.

11 septembre. Ana. Cléa. Suza. Élia. Leïla. Lina. Mahra. aN’Gela. Etna. Sara. Louise. Ernesto. Han. Ethan. Armando. Uürs. Forment à l’aube un cercle autour du vieux chêne dans la parcelle sauvage de la forêt. Au-dessus du lycée. Non dit Ana. Pas avec Uürs. Je peux pas. C’est pas possible. Quoi ? Tu lui parles pas. Il te parle pas. Rien entre vous mais on se barre ensemble. Ana se souvient. Les arguments. La discussion. Les désaccords et la décision. Par consensus mon cul. Pourquoi a-t-elle accepté ? Pourquoi a-t-elle fini par céder ? Elle enrage d’avoir accepté mais ce n’est plus le moment de parler. Ok. Ok dit Ana. Le groupe commence la marche.

Avant de sortir de la forêt, aN’Gela et Ernesto quittent le groupe, bifurquent sur la droite vers une clairière. On vous rejoint. aN’Gela déterre une racine sous une souche morte. Elle la tend vers le visage d’Ernesto qui entrouvre la bouche et commence à mastiquer. aN’Gela prend la racine par l’autre bout et mastique avec lui. aN’Gela et Ernesto mangent lentement la racine. Quand les quatre lèvres se touchent, les deux bouches continuent de mastiquer, elles se mangent. Elles boivent le sang qui coule. Au sol, leurs humeurs se mêlent dans le trou de terre où la racine a été arrachée puis les lèvres de aN’Gela et de Ernesto se reforment et leurs corps se fondent en un seul corps puis elles s’en fabriquent six. Non. Sept. Non. En fait, ça marche pas comme prévu. Il y avait un plan magique par lequel aN’Gela et Ernesto devaient démultiplier leurs corps pour à la fois : 1) suivre ensemble le destin révolutionnaire des Filles de Louise Michel ; 2) rejoindre ensemble les grandes plaines du nord de la Pologne ; 3) embaucher ensemble à l’usine Michelin de Cataroux à Clermont-Ferrand ; 4) tout ça pour mener à bien leurs ambitions de réparations transgénérationnelles, historiques, sociales et spirituelles mais non. Ça foire. À la place du plan magique, aN’Gela et Ernesto restent chacunE avec leurs corps, identiques. Et dans le ciel, on entend le bruit d’abord lointain des hélices et du moteur d’un hélicoptère. Puis le bruit qui s’approche, s’amplifiant. Le bruit de plus en plus fort et la masse de l’hélicoptère qui passe devant le soleil et fait la nuit en plein matin. Ernesto ne voit plus rien. Il sait qu’aN’Gela n’est plus là. Il sait que s’il arrive à crier il sortira du rêve.