Les Filles de Louise Michel – 3 – septembre | Marc Perrin

Publication des Filles de Louise Michel en feuilleton sur Volodia, tous les lundis.

9 septembre. Ernesto relit un poème d’amoure qu’il a écrit ces derniers jours et qu’il a gravement titré :

57 thèses pour la destruction de la ScienceduPère

1. Je suis de moins en moins bon. En maths, en physique, en chimie. J’y comprends plus rien. La ScienceduPère est le nom de la section où on m’a dit d’aller. On m’a dit de rejoindre cette section-là de l’enseignement national. ScienceduPère. Ils ont vu de l’intelligence en moi. Ils ont dit ScienceduPère, va là-bas. J’ai bredouillé le mot Amoure. Ils m’ont dit d’aimer la ScienceduPère mais comment et pourquoi l’aimer ne m’a pas été enseigné depuis que j’ai intégré la section. Comment et pourquoi la ScienceduPère serait non seulement aimable mais serait utile et nécessaire pour vivre et apprendre à vivre ne m’a pas été enseigné. Chaque jour c’est de pire en pire. Chaque jour les matières de la ScienceduPère me deviennent un peu plus incompréhensibles.

2. Je connais l’amoure de mon père, quand bien même il n’arrive rien à m’en dire. Je connais l’amoure de ma mère, quand bien même elle n’arrive rien à m’en dire. Je ne connais rien de l’amoure de la ScienceduPère et je doute qu’une telle amoure puisse exister.

3. La ScienceduPère est une langue froide qui se forme devant moi en se complexifiant de jour en jour et de jour en jour elle fait plus précise l’inhumanité du monde auquel elle donne accès. Une langue froide pour un monde dont on me présente les chiffres et les devenirs calculables.

4. Je comprends pas où l’intelligence de mon père a sa place là-dedans. Je comprends pas où l’intelligence de ma mère a sa place là-dedans. Au fur et à mesure que les équations et les formules chimiques se complexifient, la ScienceduPère me devient de plus en plus impossible à comprendre. Et le monde à rejoindre de plus en plus hostile. Je comprends pas pourquoi il me faut apprendre cette nouvelle langue et apprendre à l’aimer.

5. La ScienceduPère pense avoir remplacé le Dieu des églises et être la nouvelle loi régissant la vie des corps humains de l’Occident.

6. Le Dieu des églises quand bien même il ne règne plus par ses messes dominicales règne encore sur les corps humains de l’Occident.

7. Les éoliennes dans les paysages d’Occident viennent rejoindre les églises et les crucifix — c’est un même règne qui se perpétue.

8. La seule chose qui m’a été dite à l’école de l’enseignement national c’est tu es intelligent et tes parents sont des proles et l’école est la voie sacrée pour quitter ta condition de prole. Une telle énonciation est infamante. Elle les attaque et m’attaque et. Compte tenu de mon jeune âge je n’ai pas les armes pour y répondre et je me sens faible et lâche et comme une merde et je ne sais ni quoi dire ni quoi faire — je fais quoi ?

9. L’intelligence ScientifiqueduPère est l’intelligence par laquelle je vais pouvoir rejoindre le monde et la manière régnante avec laquelle certains travaillent à l’ordonner, l’expliquer, le commander et le soumettre.

10. L’intelligence ScientifiqueduPère est l’intelligence pour laquelle il va me falloir m’extraire de ma condition d’origine mais quoi ? L’intelligence du cœur et des sens de mon père. L’intelligence du cœur et des sens de ma mère. L’intelligence des gestes et l’attention à l’égard des êtres et des choses. Cette intelligence est-elle impossible à enseigner ? Cette intelligence est-elle impossible à transmettre ?

11. L’intelligence ScientifiqueduPère est l’intelligence par laquelle je vais m’extraire de ma condition d’origine et connaître ladite ascension à laquelle sociale il est impensable de ne pas aspirer.

12. Ce que j’entends, c’est cela : on va maintenant te former afin que tu puisses à l’avenir affermir l’existence du monde tel qu’il se développe depuis la découverte des terres nommées Amériques par notre héros mondial Christophe Colomb et ses maîtres.

13. Ce que j’entends, c’est cela : tu vas rejoindre et nourrir la prédominance de la ScienceduPère et de ses profits capitaux.

14. Tu vas rejoindre et nourrir l’organisation des profits et sa croissance de mépris, d’aliénation et de destruction des êtres catégorisés en races inférieures, proles, prolétaires, races blanches non-blanches inférieures catégorisées proles.

15. Tu vas rejeter toute autre manière d’appréhender le monde.

16. Je ne veux pas les rejoindre.

17. Mon inconscient d’enfant comme tout inconscient est bien foutu et grâce à lui je mets en place le nécessaire afin d’empêcher chaque jour un peu plus mon accès à la ScienceduPère et à son intelligence froide.

18. Je refuse de me forger les armes qui pourraient un jour servir une telle intelligence .

19. Chaque jour, chaque minute, chaque seconde, je m’éloigne un peu plus et davantage du monde de la ScienceduPère .

20. C’est désagréable parce que je me sens perdu paumé angoissé paniqué dans la cour du collège et dans les salles de classe où règne le froid de cette intelligence que je cherche à fuir et qui me contrôle.

21. Je décroche comme disent les experts.

22. J’éprouve dans le fond de mon cœur l’ignominie d’un avenir auquel je me refuse mais je doute de pouvoir un jour produire quoi que ce soit pour un avenir autre.

23. La ScienceduPère produit des êtres qui savent et des êtres qui ne savent pas.

24. C’est la ScienceduPère qui dit ça.

25. La ScienceduPère produit et désigne celles et ceux qui savent et celles et ceux qui ne savent pas.

26. Les êtres qui ne savent pas sont des corps utiles pour la reproduction de l’espèce humaine au service des êtres qui jouissent de la ScienceduPère et de son expansion incessante brutale guerrière meurtrière aveugle.

27. La ScienceduPère produit un monde qui sépare celles et ceux qui savent et celles et ceux qui ne savent pas et proclame haut et fort que cette séparation n’existe pas.

28. Je sais que cette séparation existe.

29. Les corps utiles pour la reproduction de l’espèce humaine au service des êtres qui jouissent de la séparation sont catégorisés prolétaires.

30. Je refuse mon rôle d’enfant prolétaire en refusant l’apprentissage de la ScienceduPère.

31. Je cherche une intelligence que je parvienne à ne pas confondre avec celle de la ScienceduPère. J’y arrive pas.

32. Je cherche une intelligence qui soit fidèle au monde assigné prolétaire. J’y arrive pas.

33. Mon père, ce héros au sourire si doux, crétin ScientifiqueduPère, récite souvent le début des poèmes de Victor Hugo qu’il a appris à l’école avant ses 14 ans. Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, je partirai, vois-tu, je sais que tu m’attends. Ma mère, crétine ScientifiqueduPère chante Georges Brassens. J’ai l’honneur de ne pas te demander, ta main, ne gravons pas nos noms, au bas d’un parchemin.

34. La pratique du mépris est une pratique de masse.

35. Toute personne attaquée blessée demande justice.

36. Rares sont les exemples où la justice est réalisée.

37. Réaliser veut dire rendre réel.

38. Il existe un monde haut.

39. Il existe un monde bas.

40. Cette structuration du monde perdure car ses bénéfices sont estimables et appréciés et les saccages qu’elle produit ne sont pas notre problème.

41. Certaines personnes sont en accord avec cet énoncé.

42. Ces personnes ont des conditions d’existence régies par les bénéfices de cette structuration du monde telle qu’elles l’organisent, l’ordonnent et le commandent, le font croître et le défendent.

43. Ces personnes sont dites majoritaires quand bien même elles sont peu nombreuses.

44. Je crois encore et malgré tout que dans cette merde des amoures sont possibles.

45. J’entends le mot amoure comme une action au service de l’égalité et de la reconnaissance.

46. Je ne monterai pas dans votre ascenseur.

47. J’ai vu La tour infernale hier soir sur TF1 et pas la peine de hautes et fines analyses politiques pour comprendre.

48. Je sens que je manque de force.

49. Je sais que je manque de confiance.

50. Je ne sais pas comment faire pour mettre en œuvre les nécessaires actions d’apprentissage, de plaisir, de désir et de confrontation à la peur.

51. J’espère qu’il existe des personnes avec lesquelles pouvoir apprendre et faire autrement et d’autres choses mais comment faire et où sont-elles ces personnes et ces choses ? J’ai peur.

52. Un jour une amie me dit ne cède pas à la peur quand je me rappelle son sourire ça me donne de la force.

53. Je crois que la confiance peut naître entre certaines personnes capables de partager certains aspects de leurs vulnérabilités.

54. Je crois que la confiance peut naître entre certaines personnes capables de partager certains aspects de leur rage.

55. Je me dis que ces partages peuvent devenir une connaissance commune et sensible.

56. J’espère que cette connaissance peut venir nourrir une force à même de détruire la ScienceduPère.

57. Merci.

aN’Gela a rejoint Ernesto à l’arrière de sa voiture-camionnette.

— J’ai écrit ça pour la rentrée dit Ernesto. Pour le distribuer à la sortie du collège.
— Mais tu vas plus au collège, Ernesto. T’es là dans ta bagnole à attendre que je vienne manger du riz avec toi. Tu vas plus au collège. Qu’est-ce que tu me racontes.

Un silence.

— Hier on a commencé à organiser notre départ avec les Filles. Si tu veux, tu peux venir avec nous. Chacune ce soir on fait le tour des gentils garçons gentils pas trop fainéants, t’as eu le diplôme. Si tu veux, tu peux venir avec nous. On croit encore à la possibilité de la gentillesse de certains garçons, tu vois. Sur le courage, on est moins sûres mais on fait un pari. Même avec ce connard de Uürs. Je t’en ai déjà parlé je crois. On veut pas qu’il vienne, on voulait pas qu’il vienne, et puis on a changé d’avis. On peut pas le laisser ici, tout seul. Tu lui diras. C’est ta mission. Voilà une photo de lui. Et un plan du lycée. Là, c’est le dortoir des garçons, et là au bord de la fenêtre à côté de la sortie de secours, c’est le lit de Uürs. On est ok pour qu’il vienne avec nous. Tu lui diras. On est ok mais à une condition. Qu’il ferme sa grande gueule pendant les 22 prochaines années.
— Ok. Je lui dirai.

Les mains d’Ernesto et de aN’Gela se caressent. Leurs lèvres s’entrouvrent et leurs salives se mélangent un peu. Fourmillements dans le haut des cuisses, à l’intérieur, en surface. Chair de poule et frissons chaud froid et chaud, derrière le nombril et jusqu’au bas du dos. À la périphérie du trou du cul. Au bout des glands et des tétins. Là cyprine et là sperme en perles. Clito — chatouille. Doigts de pied — s’ouvrent. Pan de la nuit mouillée, bandée, léchée…