
Publication des Filles de Louise Michel en feuilleton sur Volodia, tous les lundis.
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7 septembre. Sur le parking du Lidl, à l’est de la gare de Limoges, il est bientôt minuit. Ernesto est assis en tailleur sur un matelas à l’arrière de sa voiture-camionnette. Il installe une petite bouteille de butagaz sur une planche en bois sortie d’une caisse glissée sous le siège avant droit. Ernesto est arrivé ici au début du mois en espérant retrouver N’Gela après les cours, le soir. Mais depuis le 1er septembre, pas de nouvelles. Il sort une bouteille pleine d’eau, un paquet de riz, une casserole, une boîte de sel. Verse l’eau dans la casserole et allume le gaz. Dehors, sur le rétroviseur droit de la voiture, roucoule Columba Livia Lovia, une colombe voyageuse. Ernesto sort de la voiture, rejoint l’oiseau. Glisse dans la bague en métal de l’animale un message. C’est pour les filles de Louise Michel. Ernesto embrasse Livia Lovia. Livia Lovia s’envole. Et le message avec.
J’aimerais bien venir avec vous. J’aimerais bien vous rejoindre pour apprendre un truc avec vous. Il y a un truc que j’aimerais bien apprendre avec vous. J’aimerais bien apprendre à écouter avec vous. Il paraît que vous êtes douées pour ça. Écouter. Recevoir les choses pour ce qu’elles sont et pas pour ce l’on veut qu’elles soient. J’aimerais bien vous rejoindre pour apprendre avec vous.
Dans la casserole une dose de riz pour deux doses et demie d’eau. Puis, une pincée de sel. Ernesto pose la casserole sur le trépied de la petite bouteille de gaz. Allume. Recouvre la casserole d’un couvercle en verre. Regarde à travers le verre l’eau d’abord immobile puis les bulles qui se forment. Livia Lovia est déjà de retour.
Tu déconnes complètement Ernesto. On va rien t’apprendre. On va rien t’apprendre, tu entends ? Et on va sûrement pas t’apprendre à écouter. Pour ça et pour le reste, tu vas te démerder tout seul. Tu déconnes. Être douées pour ça, écouter, dire un truc pareil est insultant Ernesto. Insultant. Blessant. Tu déconnes Ernesto. Écouter n’est pas un don. Écouter est une malédiction, tu comprends ? Écouter est d’abord une malédiction. Et si tu crois que c’est un cadeau de naissance avec des fleurs et des roses et les doudous de ta nounou bien douce mimie avec ses seins gorgés de lait consolateur et apaisant tu te mets un doigt dans le nez, dans l’œil ou dans le cul, tu choisis, et après on en reparle. L’écoute est belle et bonne si et seulement si elle est associée à la possibilité de la parole, ou à sa puissance, comme tu veux. Tu as l’air de connaître un peu les données du problème à ce qu’on a compris. Si tu penses qu’on est douées pour l’écoute c’est que tu oublies un truc majeur Ernesto, un truc écrasant, massif : tous les coups de la violence que tu n’as pas éprouvée dans ta race, Ernesto. On a morflé, bouches et lèvres muselées depuis le temps ça se compte pas en temps ça se compte en éternité de coups reçus. Ta race ne connaît pas ça, Ernesto. Bouches et lèvres muselées, parole-impossible-interdite fut notre condition majoritaire au sein de laquelle seule l’écoute était possible. D’abord. Seule possibilité d’existence, d’abord écouter. Ta race ne connaît pas ça, Ernesto. L’écoute et la parole sont des conquêtes conjointes sinon elles ne sont rien. Tu ne sais pas que l’écoute et la parole sont des conquêtes. Ne compte pas sur nous pour t’en dire davantage. On a pris du temps pour te répondre. Prends ça comme un geste amical et de confiance. On compte sur toi pour te mettre au travail.
Dans la voiture, ébullition de l’eau. Grains de riz balancés par les bulles et qui s’imbibent et gonflent et s’attendrissent petit à petit. Ernesto regarde l’eau disparaître à la surface du riz. Quand l’eau est totalement évaporée, Ernesto coupe le feu, laisse encore quelques minutes le couvercle sur la casserole. Le riz est cuit. Livia Lovia s’envole.
J’aimerais bien venir avec vous. J’aimerais bien faire partie de votre bande.
Assis en tailleur sur son matelas à l’arrière de la voiture-camionnette, Ernesto manie les baguettes et mange le riz blanc. Livia Lovia revient.
On part dans quatre jours Ernesto. Han sera là aussi. Appelle-le.
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8septembre. Autour d’un vieux chêne, dans la parcelle sauvage de la forêt, au-dessus du lycée. On est à l’aube. Ana. Cléa. Suza. Élia. Leïla. Lina. Mahra. aN’Gela. Etna. Sara. Louise. Forment cercle autour d’un feu et boivent café ou thé fumant en faisant circuler thermos et tasses. Elles sont onze camarades buvant café ou thé fumant. Elles tissent une promesse d’amoure. Avant de prendre la route dans trois jours elles disent nous serons là, toujours, les unes pour les autres toujours présentes quel que soit le cours pris par nos vies lors des vingt-deux prochaines années. Nous serons toujours là. Toutes les unes pour toutes les autres toujours et Ana dit non je peux pas.
Je peux pas partir avec eux. Il y a ce connard, là-bas. Elle montre du doigt au lointain là où les garçons sont réunis à la même heure, de l’autre côté du CDI. C’est pas possible. Je peux pas partir avec lui. Uürs. Avec lui je veux pas. Je veux pas ne veux pas ne veux plus rien avoir à faire ni avec lui ni avec quoi que ce soit de lui. Pour les vingt-deux prochaines années s’il est avec nous ce n’est pas une promesse d’amoure que nous nous faisons, je ne pourrais pas la tenir avec lui parmi nous. Je ne veux plus rien de lui dans ma vie. C’est ça que je veux pour notre amoure. Il est nécessaire de cesser toute relation avec Uürs. Et avec ceux de sa race. Point barre. Il est nécessaire de bâtir des lignes infranchissables derrière lesquelles pouvoir vivre sans être sans cesse attaquées ou régies par l’ordre de sa race. Si je veux pouvoir un jour à nouveau accueillir quoi que ce soit de Uürs ou de quiconque de sa race quand sa race aura été détruite en tant que race jouissant de notre soumission : rien d’autre à faire aujourd’hui que de nous protéger de ce par quoi sa race nous violente. Je ne veux rien donner de mon sang à une promesse d’amoure si Uürs fait partie de cette amoure.
Cléa dit je suis d’accord. Cléa dit révolution est un mot et si les mots ont un sens ils ont des conséquences matérielles dans nos existences. Si le mot révolution a pour nous encore un sens et peut-être n’en a-t-il plus mais s’il en a encore un, révolution est la nécessité de détruire les rapports de force qui nous détruisent, et pour nous et pour toute humanité — si humanité a pour nous encore un sens et peut-être n’en a-t-elle plus. Mais. Si humanité a pour nous encore un sens, révolution est la nécessité de détruire ce qui profite à la race des Uürs en faisant de nous les objets de leur jouissance.
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Nous serons des mendiantes tant que nous ne penserons pas la question du pouvoir.
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Nous serons des mendiantes tant que nous laisserons le pouvoir aux mains de qui a des mains historiquement tannées par et pour l’aliénation.
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Nous serons des mendiantes tant que nous ne penserons pas la question de l’amoure.
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Nous serons des mendiantes tant que nous vivrons des amoures régies par des mains historiquement tannées par et pour l’aliénation.
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Nous serons des mendiantes tant que nos amoures ne seront pas constructions et luttes conscientes.
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Nous serons des mendiantes tant que nos amoures seront des soumissions à des corps dont la jouissance nous gouverne.
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Suza, Mahra, Lina, Élia, Leïla, Ana, Cléa, aN’Gela, Etna, Sara, Louise. Font circuler les pensées. Nourritures pour les forces nécessaires. Perspectives du départ prochain.
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Si je délègue ma liberté au pouvoir que je donne à l’amoure c’est la mise à mort de l’amoure.
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Si le pouvoir que je donne à l’amoure je le donne à la race des Uürs c’est la mise à mort de l’amoure.
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Il est nécessaire que je pense le pouvoir de l’amoure.
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À la race des Uürs telle que structurée je refuse de donner la moindre goutte de mon sang d’amoure.
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À la race des Uürs telle que structurée je refuse de donner le moindre élan d’un quelconque abandon.
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La race des Uürs pense le pouvoir de sa race jamais la puissance de l’amoure.
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La puissance de l’amoure passe par la destruction de la race des Uürs.
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N’Gela, Etna, Sara, Louise, Ana, Mahra, Suza, Lina, Élia, Leïla, Cléa. Long silence.
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Puis Élia & Lina basculent en synchro de leur position assise en tailleur au sol et dressent leurs jambes et pieds vers le ciel pour signifier clairement mais où sont nos corps ? Elles reprennent assez vite leur position assise en tailleur. Sara se tourne vers l’obscurité de la forêt. Elle regarde en direction des bâtiments du lycée, jusque vers l’autre côté du CDI. Elle dit je veux continuer à vivre avec eux. La mémoire des corps hier matin dans la cour circule dans les cœurs. Ils ont des armes. Nous ne voulons pas leurs armes. Ils ont des armes et comment sortir de notre impuissance. Mendiantes. À genoux. Les mains sur la tête et la tête baissée. Lina tire sur un joint et parle de ses vieilles lunettes de plongée. Elle parle du contournement des barrages policiers pendant les manifs. Elle parle de ce contournement que l’on ne fait jamais pour les attaquer par derrière et les abattre. Élia répète en écho le mot jamais.
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