
Publication des Filles de Louise Michel en feuilleton sur Volodia, tous les lundis.
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[Ernesto il rêve. Il a encore et toujours 10 ans et quelques siècles et il rêve. Il rêve des Filles de Louise Michel. Il voudrait les rejoindre au lycée où elles viennent d’arriver, à Limoges. Ernesto est allé au collège, pendant 10 jours, puis il n’y est plus retourné. Il a rejoint son amoureuse aN’Gela une des Filles de Louise Michel. Dans son rêve. Il l’attend à l’extérieur du lycée sur un Parking Lidl. Il y a des soldats en armes qui sont des enfants et les couleurs du drapeau qui flotte dans la cour du lycée sont bleu et blanc et acier. La directrice du lycée s’appelle Virginia, elle ressemble un peu à un chat. Quand les Filles de Louise Michel s’évadent du lycée elles emmènent avec elle des garçons. À la fin du rêve aN’Gela et Ernesto essayent de multiplier leurs corps mais ça ne marche pas.]
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5 septembre. Lycée professionnel Louise Michel. Formation mécaniques et narrations sentimentales, option matérialiste, Limoges. Ana, Cléa, Suza, Elia, Leïla, Lina, Mahra, aN’Gela, Etna, sont neuf camarades ce jour-là âgées de 10 et 17 ans ou un peu plus ou un peu moins. Elles sont assises par terre, en tailleur ou sur les genoux, sous le châtaignier derrière le CDI. Il est 23h00. Elles sont arrivées dans le lycée il y a quatre jours.
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ça va pas être possible
ça va pas pouvoir durer comme ça
pas toute l’année
quatre jours, déjà, c’est trop
on va pas rester dans cette turne
on va pas rester là sans répliquer
on sait que c’est pas le bon endroit
ici
on va pas rester
on va pas rester ici
on se connaît depuis longtemps
aucune entrée n’est définitive
toutes sortes de sorties sont possibles
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Dans la nuit. Collage d’affiches dans les couloirs du bâtiment A. Lumières éteintes. Collage d’affiches dans les couloirs des bâtiments C, sur les murs du bâtiment A, dans tous les couloirs du bâtiment B. Sur les murs et dans la cour. Et retour à l’intérieur. Une vitre part en étoile. On entre dans le CDI. Collage d’affiches sur les murs du CDI. Plus loin. Une porte est forcée. Ouverte. Pieds de biche. Une autre porte. Collage d’affiches sur les murs du bureau de la directrice. Tout ça, dans le plus parfait silence. Douceurs efficaces. Harmonies et fracas. Les camarades glissent sur le sol. Manient le pied de biche comme on caresse ou comme on entaille. Elles se dispersent. Rejoignent leurs lits à l’internat. S’endorment sous leurs couettes en plumes d’anges sexués. Dorment profondément, sereinement. Elles ont les joues roses rouges de la joie et de l’action possible effectuée. Car l’action veut dire la fin possible de notre vie en version merde.
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6 septembre. La directrice du lycée Louise Michel n’entend pas son réveil sonner. Elle dort profondément. Elle rêve que la cantine de son lycée brûle et que les enfants chantent dans la grande cour autour d’un gros tas d’ordinateurs débranchés et défoncés foutus là au centre de la cour. Elle sourit dans son sommeil. Rose rouge sur ses joues. Elle n’entend pas les coups frappés à la porte. Elle n’entend pas qu’on défonce la porte. Elle se réveille, secouée par un enfant de 10 ans en uniforme de l’armée qui lui passe les menottes. Derrière l’enfant, des supérieurs en armes veillent à ce que tout se passe calmement. Tout se passe calmement. Virginia, c’est le prénom de la directrice. Elle ressemble un peu à un chat. C’est étrange. Quelque chose de très doux et de sauvage dans ses yeux, dans ses bras. Elle se laisse menotter. Elle se laisse embarquer. On la laisse s’habiller. Ce n’est pas toujours le cas. L’enfant, Virginia et les hommes en armes sortent de l’appartement et prennent les escaliers pour descendre les trois étages. Devant l’immeuble, en bas, l’enfant fait grimper la directrice à l’arrière d’une vieille Xsara pourrie. Et coincée entre deux vieux soldats de l’armée, le rose rouge aux joues de la directrice garde sa fraîcheur. L’enfant conduit. À sa droite, la place est vide. Derrière la voiture, trois fourgons militaires. Et quand la Xsara entre dans la grande cour du lycée, il est midi pétante et toutes les élèves sont à genoux, au sol, mains derrière la tête. Toutes les élèves sont tournées vers le grand mur d’entraînement pour escalade intensive vers LES JOURS HEUREUX. Derrière elles, des enfants en uniforme, armés et gris — leurs visages : armés et gris. Leurs mains — armées et grises. Les index de leurs mains — armées et grises — positionnés sur les gâchettes des fusils-mitrailleurs. Les soldats sont des enfants, de sexe mâle, ils portent la tenue bleu ciel des jours de L’ORDRE ATTEINT. Cinq cents élèves environ. À peu près autant d’enfants en armes. Et à l’arrière de la Xsara l’un des deux vieux actionne le bouton qui ouvre les fenêtres de la voiture en train de s’immobiliser au centre de la cour. L’enfant-chauffeur coupe le moteur. Nous serons des mendiantes tant que nous ne penserons pas la question du pouvoir. Une personne — une personne parmi le millier de personnes présentes dans la grande cour du lycée Louise Michel — une personne pense : nous serons des mendiantes tant que nous ne penserons pas la question du pouvoir. Une personne. Ou un groupe de personnes. On ne sait pas. On peut juste sentir que cette pensée circule. Nous serons des mendiantes tant que nous ne penserons pas la question du pouvoir. Virginia, à l’arrière de la voiture, sent la pensée qui circule et fait monter le rose rouge aux joues de certaines. Il est midi deux. Tout est calme. Et pendant deux heures, à part le drapeau national bleu, blanc et acier flottant en haut du mât planté au milieu de la grande cour du lycée, plus rien ne bouge. Sauf les cœurs, se dit Virginia. Sauf les poumons et les cœurs, et tout l’air qui circule, et tous les organismes et toutes les cellules invisibles à l’œil nu et la pensée nous serons des mendiantes tant que nous ne penserons pas la question du pouvoir. Et. Toutes sortes d’autres pensées, moins précises ou encore tues à cette heure-ci. Grand calme. Grand calme apparent dans la grande cour centrale du lycée Louise Michel.
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À 14h00, la grosse sonnerie du lycée retentit. Les élèves se relèvent. Les enfants en armes se forment en colonnes et quittent le lycée à coups de bottes sur le sol en passant par les grandes grilles. On n’arrive pas bien à voir si les grandes grilles sont ouvertes et si les enfants en armes passent par l’espace entre les grilles ouvertes, ou si les grilles sont fermées et si les enfants en armes passent à travers les grilles.
Certaines élèves ont sur les joues le rose rouge un peu plus vif que les autres. Ana prend la main de Sara. Le vif des joues de Ana colore les joues de Sara. Nous serons des mendiantes tant que nous ne penserons pas la question du pouvoir.
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