Notes à propos de la traduction de Rue Castellana Bandiera | Eugenia Fano

Eugenia Fano est traductrice littéraire de l’italien et des langues minorées, en particulier du sicilien. Dans cette note à propos de son travail sur Rue Castellana Bandiera d’Emma Dante, paru dernièrement aux Éditions du Chemin de fer, elle revient sur son choix de transposer le sicilien des protagonistes dans un français « occitanisé ».

Les langues sont des mondes

Yves Bonnefoy

Emma Dante a conçu et écrit une histoire à l’intérieur d’un univers qui, à son tour, se divise en deux mondes s’exprimant chacun dans une langue différente : en italien et en sicilien. Les personnages appartenant au groupe des gens civilisés, régis par la raison parlent uniquement en italien. Tandis que les habitants de la rue Castellana Bandiera, et en particulier la famille Calafiore, communiquent tantôt dans la langue officielle tantôt en sicilien — langue latine italoïde — quand ils sont débordés par des émotions négatives ou des pulsions violentes. Nous pourrions dire que ce dernier idiome est la langue pulsionnelle. 

Le tempérament brutal — au sens zolien du terme — des personnages traverse ce roman et tout le corpus théâtral d’Emma Dante. J’ai considéré ce motif littéraire comme une valeur majeure pour traduire ce texte composé dans ces deux langues. La tâche a consisté à faire exister cette diglossie dans le texte cible sans formes argotiques ni élisions du français. Ces modus operandi auraient transformé ces personnages siculophones en bêtes humaines françaises peu articulées.

J’ai choisi l’occitan qui fait partie des langues romanes pour « rendre »le sicilien. Il est l’hôte linguistique le plus adéquat pour révéler la langue insulaire dans ce texte français. Ce parti pris a eu ses limites pour certains mots, ce qui m’a amenée à en façonner ou en calquer sur l’italien. L’occitan que j’utilise ici est donc, partiellement, aménagé ou réinventé, mais toujours, je crois, de manière parfaitement plausible. J’expliquerai deux procédés, les plus importants, avec des exemples issus du texte cible. Premièrement, je montrerai la correspondance morphologique lexicale commune entre le sicilien et l’occitan. Deuxièmement, je traduirai une phrase du texte source, d’abord en occitan, et puis en picard pour faire sentir aux lecteurices, par contraste, l’efficacité des phonèmes occitans dans le processus de la phonétique symbolique. 

Loccitan : idiome daccueil du sicilien 

Prenons trois mots du texte source : lorda, lavannara et taliàre ; ces trois mots signifient respectivement sale, lavandière et regarder.

Les deux premières paroles sont énoncées dans la même phraseLa famille Calafiore vient d’être traitée de « famille de ’mmerde » publiquement par Mariolino. Rosario, le patriarche, demande arrogamment à ce voisin s’il a bien adressé ces injures aux siens. Le voisin confirme et précise :

« À toi, à tò èfants, à tò p’tits èfants, à tò belle-fiya cette belle-fiyalavadère, à tò sogra cette lorda étrangère […] ».

Dans le texte source, nous lisons : 

« A tia, ai tò figghi, ai tò nipoti, a dda lavannara di tò nuora, a dda lorda extracomunitaria … »

« Lordo.a » signifie sale en sicilien et en occitan. Ce mot a existé dans cette acception en italien ancien, mais, aujourd’hui, cet adjectif n’appartient plus qu’au jargon économique. En ce qui concerne le mot « lavadère », il rappelle phonétiquement « lavannara ».

Penchons-nous sur le mot « talìare » car il est souvent utilisé dans ce roman. Samira et Rosa, les deux protagonistes du roman sont au volant de leur voiture. Comme dans un duel de western, elles se scrutent à travers leur pare-brise, et nourrissent l’une pour l’autre de la haine. Elles ne se sont jamais parlé, Samira est muette depuis la mort de sa fille. 

« Les moteurs des deux voitures restent allumés longtemps : ni Rosa ni Samira n’ont l’intention de reculer. Pour des raisons différentes, elles se talajent avec haine. » 

Voici la phrase du texte original : 

« I motori delle due macchine restano accesi a lungo: né Rosa né Samira intendono arretrare. Per motivi diversi si talìano con odio. »

« Taliàre » est un verbe du premier groupe qui signifie regarder, fixer, scruter, épier, mater, toiser, et « taliàta » est son substantif. La « taliàta » est un élément prépondérant dans la communication non verbale des gens de l’île. C’est le contexte communicationnel qui donne la nuance. « Taliàre » vient de l’arabe « talayi », et de l’espagnol « atalayar », ces deux formes signifient regarder d’en haut ou épier sans être vu ; « talajar » en occitan (gascon) signifie uniquement « scruter. » Je me suis saisie de la racine commune de l’occitan et du sicilien pour former « talaier » et « talajade. »

Le symbolisme phonétique de loccitan

Voici un exemple du texte source décliné en occitan et en picard. La scène que vous lirez est la suite de l’exemple cité plus haut.

Concetta, une parente des Calafiore, est sortie de la voiture pour agresser Mariolino qui vient d’insulter sa famille. Elle y a laissé Natale, son mari et son nouveau-né qui braille. Natale crie après sa femme pour qu’elle revienne allaiter le bébé affamé. Elle lui rétorque dans le texte source :  

« Daccilla tu ’a minna fatti sucare ’u sangu fino a farti rinsecchire ’u cuore ! » 

Dans le texte cible nous lisons :

« T’as qu’à lui donnèr toi tò popa et fais-toi pompar tòt le sanc que t’as, jusqu’à te far dessecar lò cor ! » 

Voici ce que donnerait cette réplique transposée en picard :

« T’as qu’à lui donner toi tin nènè et fais-toi chucher/sucher tout le sanc jusqu’à te faire séquer le câleu/le câr ! »

Il y a ce « Je-ne-sais-quoi » au sens de Jankélévitch qui nous fait sentir que la force expressive de l’occitan fonctionne, elle rend la nature emportée et violente des personnages du texte original. La configuration des sons N, CH, Leu, IN, Nè dans la traduction picarde évoque davantage la mollesse, la douceur : Concetta semble moins décidée, moins virulente et moins martelante dans cette version. Il y a quelque chose qui détonne. 

Cette note n’entend pas établir une comparaison, ménager une hiérarchie entre les gens civilisés parlant l’italien/le français standard et les gens brutaux s’exprimant en sicilien/occitan. Toutefois, transposer cette langue insulaire vers un occitan réaménagé m’a semblé, de toute évidence, un des procédés les plus à même d’évoquer auprès du lectorat français le monde brutal, la pulsion violente, la nature même des personnages de la rue Castellana Bandiera.