Demain vous viendrez au Canonge | Camille Escudero

« Il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie », disait le vieux. En voici un témoignage, faisant tenir dans un même récit, la bave du littérateur et la brutalité du fonctionnaire de l’ordre.

— Demain vous viendrez au Canonge.

— Au caquoi ?!

— Au Canonge. Pour l’identification. Pour identifier le visage. Celui qu’a volé le sac bleu ciel de la petite-ambition. Vous savez, là, vous la connaissez : la petite-ambition de la littérature-permanente. Elle nous a dit que vous aviez vu son visage. C’est pour ça qu’il faut venir demain au Canonge, parce qu’à cette heure, c’est fermé.

— Ah mais vous savez, moi, je voulais juste écouter un poème latin d’un papa-de-papier trahi par d’autres papas-de-papier, le tout lu par un poisson marié à un papa. Ai découvert ce papa-de-papier via une copine-maman. C’était quand même plus son papa-de-papier à elle vu que c’est une maman-de-leçon. Mais bon, que voulez-vous… j’avais ce papa-de-papier sous la main, ben je l’ai un peu pris quoi. 

Et voilà que la littérature-permanente fait venir tout près de chez moi des trahisons pour un poème latin écrit par ce papa-de-papier-là.

Entre nous, à brasser trop de gens, à se cramer les prunelles pour de la littérature-permanente, les papas-de-papier canulent le monde. Enfin, bon. Y avait aussi le papa-de-papier de mes voisins : il leur faisait l’aumône d’être toujours un peu là, un peu vivant, de respirer. Étaient contents mes voisins d’avoir leur papa-de-papier tout chaud, là, à portée du petit doigt. Considérez qu’en ce lieu de haute trahison nous étions un peu en son Vatican à lui, le papa-de-papier de mes voisins. Mais y avait aussi l’ex-papa-de-papier de mon amour-futur (oui, à cette époque, pour moi l’amour c’était boire du limoncello en riant). Cet ex-papa de-papier de l’amour-futur était donc marié, enfin je crois, avec le poisson chargé de lire toutes ces trahisons réunies sous nos applaudissements. 

Bref, tous ces traîtres permanents de la littérature-permanente étaient contents d’avoir entendu la voix du poisson, laquelle faisait entendre non sans élégance cette manière dont les traîtres barbotent dans une langue vieille et ratatinée, essayant à qui mieux mieux de la rafistoler, de lui tirer les traits de la face.

Au vrai, comme attendu, me suis un peu fait chier. 

Mais bon, y avait mon papa-de-papier, et comme je le disais tantôt, c’est un peu le destin des papas-de-papier d’être chiants à la longue, d’être chiants à la langue. Ai applaudi avec les autres, mes voisins, quand même. 

La permanence de la littérature était contente. La petite-ambition de la littérature-permanente était contente. 

Et ça s’affairait partout pour que tout le monde soit comme elles. Les papas-de-papier et le poisson rayonnaient, étaient contents de pouvoir être chiants à l’envi devant les enfants-gens. Tout le monde était occupé à tisser dans le marbre à coups de langue bien sentis ces paternités imprimées. Oh, y avait bien des petits clans qui se formaient de-ci de-là, mais rien de bien méchant, non. 

Et moi, je sais pas pourquoi… ou enfin oui, je sais un peu… sans doute parce que cette maison où la littérature-permanente avait décidé de réunir tous ces traîtres et tous ces applaudissements aux traîtrises se trouvait sur une route que je prenais tous les jours pour retrouver des grands-frères et leur assurer mordicus que l’art contemporain c’est super — rassurez-vous, j’étais payée pour. Ben pour ça, j’ai de suite reconnu une silhouette. Je ne la connaissais pas, mais j’ai reconnu ses nerfs tout pressés qui circulaient partout au milieu de cette tapisserie littéraire tout à sa joie de trahir la langue pour la prolonger un peu. La silhouette n’avait pas de temps à perdre avec des papas-de-papier chiants, avec les p’tits coups de Judas de la littérature-permanente. Ai serré mon sac car dedans y avait des sous pour boire du limoncello en riant après tout ça. Savais que la silhouette n’en avait rien à secouer de mes petits limoncelli et de mon rire. Ai quand même dit aux enfants-gens à côté : 

« Faites gaffe à vos p’tites affaires, y en a un qui n’est pas là pour applaudir une vieille langue qu’on essaie de retaper ».

Les enfants-gens m’ont traitée de « parano »… of course.

Puis, ai vu la silhouette filer très vite vers la route des grands-frères, lesquels l’attendaient pour l’envoyer direct en une cocagne amniotique. Puis, la petite-ambition de la littérature-permanente, qui voulait vérifier un truc dans son sac bleu ciel, ne le trouvait plus son sac bleu ciel.

« Au voleur ! Au voleur ! On a volé mon sac bleu ciel ! Faut appeler la police ! ».

Tu parles que le sac bleu ciel chauffait déjà le cœur et les nerfs pressés de la silhouette mangée par la route.

Alors, tous les papas-de-papier se sont affairés autour de la petite-ambition de la littérature-permanente spoliée de son téléphone, de ses clés de maison où dormaient ses enfants, et puis, et puis, les papiers d’identité de la petite-ambition, et puis, et puis, les cartes de crédit de la petite-ambition. Rendez-vous compte… La petite-ambition spoliée était devenue un soleil avec tous les papas-de-papier qui tournaient autour, avec les enfants-gens fâchés que leurs papas-de-papier s’affairent ailleurs.

Une de vos voitures est venue, avec des collègues à vous. Les gyrophares bleus ciel caressaient parfois les visages des papas-de-papier, du poisson, de la littérature-permanente, de la petite-ambition et des enfants-gens dont j’étais finalement. 

« Y a des témoins ? » 

Et les visages bleus ciel se sont tournés vers mon minois chafouin qui se serait bien passé du ciel, car à ce moment je pensais au rire jaune limoncello dont j’avais très envie.

Me voilà, seule témoïne. En voiture, la témoïne avec vos collègues pour caresser la route avec du bleu. 

Ainsi les papas-de-papier et les enfants-gens pouvaient à nouveau s’affairer au bouche-à-bouche de la langue décatie.

Savais que la silhouette nerveuse à cette heure achetait aux grands-frères son billet aller-retour pour des cocagneries en tout genre. Je l’ai même dit à vos collègues. Mais vos collègues, ils voulaient pas chatouiller du grand-frère à cette heure. Donc, me voilà devant vous.

— Demain vous viendrez au Canonge.

— Au caquoi ?!

— Au Canonge. Pour l’identification. Pour identifier le visage. Celui qui a volé le sac bleu ciel de la petite-ambition. Vous savez, là, vous la connaissez, la petite-ambition de la littérature-permanente. Elle nous a dit que vous aviez vu son visage. C’est pour ça qu’il faut venir demain au Canonge, parce qu’à cette heure, c’est fermé.

Demain, je suis venue. Suis venue pour identifier la silhouette nerveuse, mais bon le Canonge, c’est un tas de visages, c’est pas des silhouettes qui filent pour se faire bouffer par la route.

— Quel âge ?

— Pfff, 45-50 ans.

— Petit ? Grand ?

— Heu pas très grand, un peu plus petit que moi.

— Couleur des cheveux ?

— Noire.

— Texture du cheveu ? Frisée ? Raide ?

— Je sais pas, ils étaient courts. Frisés je crois s’ils avaient été plus longs.

— Teint basané alors ? Quelle race ? Arabe ? Gitan ? Rom ? Bulgare ?

Et là, votre collègue de demain — car là vous dormez maintenant à cette heure —, ben il m’a scotchée toute nue sur la chaise avec sa question.

— Mais monsieur le Policier, est-ce que j’y étais moi entre le papa et la maman de cette silhouette, quand ce bout de silhouette qui vole la petite-ambition de la littérature-permanente, quand cette silhouette-là a été modelée dans un coin de ventre ? Ben non, et puis là vous me dites « Arabe ? Gitan ? Rom ? Bulgare ? », comme si vous ignoriez que tous ces mots-là se croisent, et même parfois font l’amour… Ah vous l’ignoriez ? Pardon, mais les mots qui empêchent la petite-ambition de la littérature-permanente de tourner la vieille langue en rond dans le bocal d’un poisson lifteur sous les applaudissements des papas-de-papier et des enfants-gens, hé ben, quand ça se croise, ces mots-là font plutôt l’amour, ça va pas plus loin mais parfois si… ça fait une silhouette où tous les nerfs s’amalgament, où tous les cheveux manigancent, où toutes les peaux se barattent.

Bon, évidemment, votre collègue de demain a trouvé qu’avec mon discours interculturel à deux balles je philosophais beaucoup trop. Alors pour m’apprendre à moins faire la témoïne maligne, à moins philosopher dans le vent du commissariat climatisé, il m’a dit que j’allais devoir regarder tous les visages arabes, gitans, roms, bulgares, présentés 20 par 20 .

Alors, j’ai regardé les visages pour identifier la silhouette. On aurait dit des visages travaillés par un Photoshop qui en avait sa claque de la police d’écriture des corps. Photoshop s’était vengé sur les visages, Photoshop avait décidé que le papier était de la rocaille et qu’il fallait tailler dedans pour faire advenir un visage. Du coup, ça donnait des visages-de-papier cabossés et pointus qui crevaient les yeux de la témoïne qui avait voulu faire sa maligne et qui devait dénoncer un visage. Ces visages tailladaient les rétines dans un sursaut solidaire qu’on ne soupçonne jamais dans le fichier Canonge, et du coup, le seul truc que je voyais c’était le ridicule des papas-de-papier qui péroraient sur le perron d’une maison, sur la route des grands-frères. Ai juste trouvé que ces visages qui se débattaient dans les yeux témoins étaient décidément trop vieux, alors j’ai dit à votre collègue de demain — heu, j’espère que vous faites de beaux rêves quand même —, j’ai donc dit que la silhouette avait sans doute mon âge, mais qu’à force de traquer des pays à la cocagne incertaine, elle s’était sans doute usé la peau, et que personne ne se réunissait pour la lifter sous les applaudissements sur la route des grands-frères.

C’était sans compter que même les visages plus jeunes ont fait masse pour protéger la silhouette : mes yeux ne reconnaissaient plus rien. 

Et franchement, c’était heureux. Une consolation que ces visages plus jeunes qui faisaient vieux crèvent mes yeux.

La silhouette nerveuse avait finalement volé un peu de paix aux papas-pépères-de-papier-de-la-littérature-permanente. La silhouette, pendant que vous dormez et que votre collègue de demain se fout un peu de ma gueule de gauchiasse utopiste qui écoute des poèmes latins, se vautre à cette heure dans une cocagne passagère. 

À cette heure, les visages soudés entre eux se démerdent pour que les papas-de-papier de la littérature-permanente ne remportent jamais plus rien sur ce coup-là.