Lagarde et Michard, croquettes et chantiers | Camille Escudero

Camille Escudero nous a transmis ce texte évoquant l’haleine du poète ouvrier Thierry Metz. Ajoutons qu’il y est question de « scruter », d’« user », d’« usiner » la matière poétique. Cette matière, pour H., tenancière béarnaise et protagoniste de ce qui suit, ne peut être que la « belle poésie du père Hugo », elle seule et aucune autre. Mais si le poème est bien taillé dans la pierre du langage, qu’importe le prestige, seul importe l’usage ; et celui-ci ne saurait être arraché au corps, même au corps malade de H. à qui la narratrice fera lecture quand ses forces viendront à manquer. Car c’est avec le corps qu’on écrit, c’est avec le corps qu’on lit, et quand le corps faiblit c’est à l’amitié ou à la camaraderie qu’on s’en remet afin de continuer à creuser collectivement cette matérialité du langage poétique. Une telle approche du poème, de sa fabrication, de sa lecture, si elle tend évidemment à l’amputer d’une sorte de prestige, lui permet également de retrouver le chemin de la vie ordinaire, celle du corps innervé, sensible et prolétaire, et donc d’en multiplier infiniment les usages (ajoutons : de les socialiser).

Ahmed : un maçon. Pour l’instant on n’entend pas ce qu’il dit, un orage dérive dans sa voix1.

Avril 1997.

Il faut bosser. Tissu de la petite hôtellerie bordelaise.

H. octogénaire tient — à cette échelle, on ne dit pas diriger, on ne dit pas gérer — tient donc avec sa sœur, un hôtel. Elles sont béarnaises : les mots s’éboulent dans leur bouche.

Un hôtel que la législation n’a pas encore fermé, où travailleurs intérimaires, pas encore sdf — à cette époque, on ne dit plus trop clochards —, chibanis dûment domiciliés pour toucher leurs pensions, prostituées bulgares et fichés Canonge peuvent satisfaire ce qu’ils doivent pour assurer le tout-venant du jour.

H. passe ses journées dans une petite loge, assise sur un Voltaire près du radiateur. À portée de la main, un Lagarde et Michard XIXe siècle. Complètement défoncé.

« Je m’en fous de la littérrrraturrrre, moi ce que j’aime c’est la poésie. »

« Je m’en fous des poètes, moi je lis que Victorrrrrr Hugo. »

Elle ne lit pas, tant ce terme recouvre ce geste recueilli de lissage des mots enchâssés les uns aux autres sur un support, préférentiellement de papier.

H. ne lit pas Victor Hugo. H. ronge hargneusement les mots couchés du père Hugo.

H. chausse ses lunettes, chope une loupe, et elle scrute, et elle use, et elle usine la belle poésie du père Hugo, par le tranchant vert de ses yeux.

Une fois fait, elle pose le tout et monte faire les chambres.

Par ce geste, H. n’exauce aucun voeu, ne s’ouvre à rien, ne se « cultive » pas. Ici, très précisément, H. se dérobe aux boursouflures confites du lyrisme conquérant. Les rêves d’expansion, d’élévation et de dilution dans la belle langue, prout quoi !

H. s’arrime au minus, s’y tient. Elle embarque le flamboyant Hugo dans une opération de densification têtue en réduisant quotidiennement ses mots en fine bouillie, seule apte à pénétrer le vieil archipel d’une enfance gorgée de vaches rétives.

Longtemps, ignorer pourquoi, la voyant ainsi repliée sur son opération de massacre, je ne pouvais m’empêcher de deviner une gémellité avec une autre scène : celle où debout, hiératique, elle sondait du toujours vert tranchant de ses yeux l’avocat qui lui signifiait qu’elle était convoquée au tribunal pour proxénétisme hôtelier.

« De toute façon, je lui dirrrrai moi au juge et les autrrrrres, qu’ils sont les prrrrremiers à venirrrrr voirrrr les filles. »

Ici ou là, H. ne résistait pas à l’État (c’est un projet trop grand avec des mots trop grands).

H. se contentait de buissonner avec nerf et détermination.

À l’heure de ma vingtaine tintinnabulante, la lecture-hachoir-pilon-éviscération de H. devient un anémomètre. Une mesure inquiète de la pression des mots. C’est aussi l’heure de la levée de son corps à lui dont j’ignore tout encore. La levée d’un corps qui ne peut plus se tenir debout.

La vingtaine sonne donc ici. Et pas loin, lui qui dépasse de quelques mois les 40, veut mourir. Il va mourir.

Le parfum de sa mort frôle la peau et je fais un drôle de pacte avec lui. Lui encore moins qu’inconnu.

Ma patronne, ma première patronne, un bloc de joie arrachée à la saloperie d’une fosse à purin, la fille de H. me dit : « Allez demain ! 20 ans ! Le bel âge ! L’insouciance ! Je vous invite au resto. Y’en a un qui vient tout juste d’ouvrir. Deux frères. Deux Arabes. Ça va être super ! »

Oui, c’est demain.

Mais depuis quelques années, par une mémé migraineuse mangeuse de croquettes (comprenez, il y a trop de bagarres, trop de voleurs et de bendirs interdits dans les ressacs de sa cervelle), en attendant le demain, je pose cette question :

« On arrête ? Ou on continue ? »

Cette nuit-là, à l’heure où son corps à lui va être découvert, je décide : « Que dorénavant chaque mot lu fasse sonner mes nerfs ». Une nuit d’anni-nerf-saire.

« On arrête ? Ou on continue ? »

Que chaque mot lu soit cette question et y réponde.

Que chaque mot lu soit ce client.

Pas besoin de le scruter celui-là. D’un oeil, on sait les emmerdes qu’il va laisser dans les draps, le prix qu’il va vouloir ragasser, la petite nique qu’il va tenter de gratter tout en arguant doctement que « non le chemin de Compostelle n’est pas le baisodrome que l’on dit, mais un grand moment spirituel plein de rencontres ».

« On arrête ? Ou on continue ? »

Été 2024.

Les croquettes ont fini de tournicoter avec leur odeur de possibilité. La mémé migraineuse devenue rossignol part à l’assaut de « l’aaaaamouur est un bouquet de violeeeeeeeetteuuuuuuus » .

La préfecture a fait fermer l’hôtel de H. et son oeil vert presse-purée. La poésie du père Hugo peut enfin crever tranquille.

Sur mon épaule, le poète intérimaire chôme toujours :

J’aime à croire qu’un jour, peut-être, un dieu sans nom s’assoira sur ce petit tas de terre, prendra place dans la tombe éclairée de mes gestes, avec les mots de tous les jours, simples passereaux. Il soufflera un instant puis repartira vers ce qui a lieu, dans les déserts où sont les hommes et leurs chantiers2.

On continue.

  1. Thierry Metz, Journal d’un manœuvre, Gallimard, Folio, 2020. ↩︎
  2. Ibid. ↩︎