Héritage de ce temps (avant-propos & post-scriptum tardif) | Ernst Bloch

Si Héritage de ce temps est notamment porteur d’une charge contre le réalisme socialiste, il amorce avant tout un dialogue entre la théorie lukácsienne du réalisme critique1 et les formes les plus novatrices d’expérimentation artistique et littéraire de l’entre-deux-guerres. Selon Ernst Bloch, le philosophe hongrois aurait posé un regard surplombant et peu renseigné sur ces formes, chevillé à la « conviction que tout ce qui a été produit après Homère et Goethe n’est pas respectable si l’œuvre ne suit pas parfaitement leur exemple2 » ; de tels préjugés ne pouvant raisonnablement préparer « un poste d’observation favorable pour juger l’art de l’avant-dernière avant-garde et pour chercher en lui la meilleure part3 ». A contrario, Bloch s’interroge : « Ce qui est confus, immature et incompréhensible fait-il partie, immédiatement et dans tous les cas, de la décadence bourgeoise ? Cela ne peut-il aussi appartenir — à l’opposé de cette opinion simpliste, certainement pas révolutionnaire — au passage du vieux monde dans le nouveau ? Au moins aux efforts pour ouvrir ce passage4 ? » Ni extrémisme subjectif ni objectivité illusoire, donc, mais tentative de penser l’art expérimental dans une perspective résolument marxiste, expurgée cependant de ses lourdeurs dogmatiques et de son rationalisme étroit, d’interroger ainsi l’actualité, la visée émancipatrice et la portée stratégique d’un héritage que nous lègue une tradition d’avant-gardes défaites dans un contexte de liquidation fasciste de toute intelligence humaine. Certain.e.s y déchiffreront peut-être quelque funeste correspondance avec notre temps, les signes d’un retour ou d’un sursaut, d’autres l’adresse coupable ou hésitante d’une génération d’artistes perdue pour l’histoire ; nul doute en tout cas que l’ouvrage de Bloch, par sa forme (fragmentaire, tranchante, obstinément dialectique) et par son acuité (mobilisant les savoirs critiques de son temps), mérite une lumière nouvelle.

AVANT-PROPOS À L’ÉDITION DE 1935

Ici le regard est ample. L’époque se putréfie et en même temps crie comme une femme en gésine. La situation est pitoyable, ou abjecte, la voie pour en sortir tortueuse. Mais il ne fait pas de doute que son terme ne sera pas bourgeois.

Le Nouveau vient selon des voies particulièrement complexes. Il est ici considéré en lui-même, même dans ce qui lui fait obstacle, mais surtout dans la brèche involontaire et dans quelques-uns de ses signes chatoyants. Ces signes, bien entendu, il n’y a que les victimes qui les portent, ceux qu’on a trompés et enivrés. Les escrocs, les actions de ceux qui écrasent l’Allemagne, n’ont rien de chatoyant. Ils ont simplement pour mission de faire naître autant de terreur et de confusion qu’il est nécessaire au capital qui les a appelés, et ils ont l’aspect qui convient à cette tâche. Il n’y a pas ici de nouveauté, il n’y a pas même une brèche dont on pourrait s’emparer. Les puissances qui règnent aujourd’hui encore sont malgré tout unies.

Mais il en va autrement parmi ceux que ces puissances trompent, les paysans et les petits-bourgeois incertains et fragiles qui aujourd’hui ne sont pas « rassasiés », au propre et au figuré. Ils sont pris d’une agitation tantôt fumeuse et tantôt remarquable dont on n’avait pas vu l’équivalent avant la crise. La question de leur fragilité, ou d’un Nouveau en tout cas embrouillé, se pose donc même à propos de ce qui fait obstacle en réalité ou en apparence. Une « pulsion » anticapitaliste existe aussi en dehors de la classe prolétarienne, bien que celle-ci, théoriquement et pratiquement, porte au premier chef le devenir réel, bien que la libération prolétarienne et par là, en fin de compte, celle de tous les hommes, ne puisse être que l’œuvre de la classe ouvrière elle-même. La teneur de ces pages, la position de ces recherches est au plus près marxiste. Mais, une fois définie cette teneur, le mouvement idéologique dans la culture de la petite bourgeoisie et, à plus forte raison, de la grande bourgeoisie, pose de façon indirecte et médiate une autre question. C’est la question suivante : la bourgeoisie en déclin, dans la mesure même où elle est en déclin, apporte-t-elle des éléments à la construction du monde nouveau, et, le cas échéant, quels sont ces éléments ? C’est une question purement médiate, celle d’un usage diabolique. En tant que telle elle a été, semble-t-il, négligée jusqu’ici, bien qu’elle soit parfaitement dialectique. Car un « héritage » dialectiquement utilisable peut ne pas se trouver uniquement dans l’ascension révolutionnaire d’une classe, ou dans son apogée industrieux et productif. Il peut aussi se trouver dans le déclin de cette classe et dans les contenus multiples que libère précisément la désagrégation. Considérée en elle-même, de façon immédiate, la tromperie scintillante ou enivrante du fascisme ne sert qu’au grand capital qui, grâce à elle, distrait ou brouille le regard des classes plongées dans la misère. Mais, de façon médiate, on voit apparaître dans la distraction une faille peu profonde sur une façade jusqu’alors encore moins profonde, et dans l’ivresse irrationnelle une vapeur venue d’abimes qui ne sont pas seulement utiles au capitalisme. À côté de la vulgarité et de la barbarie sans langage, à côté de la bêtise et de la crédulité panique que révèlent chaque heure, chaque mot de l’Allemagne de la terreur, on trouve un peu de l’ancienne opposition romantique au capitalisme, avec la conscience de ce qui manque dans la vie d’aujourd’hui et la nostalgie d’une vie obscurément autre. La situation fragile des paysans et des employés se reflète ici d’une façon différente : il ne s’agit pas seulement d’une arriération, mais aussi parfois d’une « non-contemporanéité » authentique, c’est-à-dire d’un résidu idéologique et économique d’époques plus anciennes. Aujourd’hui les contradictions de cette non-contemporanéité servent exclusivement à la réaction, mais cette utilisation, que presque rien n’est venu gêner, pose en même temps un problème marxiste particulier. On a contourné de manière trop abstraite le rapport de l’« irraison » (Irratio) à l’intérieur de l’insuffisante « raison » (Ratio) capitaliste, au lieu de l’examiner cas après cas et, le cas échéant, d’occuper concrètement la contradiction propre de ce rapport. Dès lors des chiens et de faux magiciens peuvent tranquillement envahir de grandes régions jadis socialistes. Dès lors ces régions non seulement sont des refuges et des arsenaux pour la réaction, mais risquent en outre de rester des foyers de réaction même plus tard, même pour le marxisme victorieux. Il est temps de faire sauter ces armes des mains de la réaction. Il est temps plus encore de mobiliser sous un commandement socialiste les contradictions des classes non contemporaines qui les opposent au capitalisme. Qu’on ne se moque pas ici en bloc de l’« irraison », mais qu’on l’occupe, et certes d’un point de vue qui s’entend de façon un peu plus authentique en « irraison » que les nazis et leurs grands capitalistes. Dans le livre, après la petite « Poussière » qui sert d’introduction, et après la « Distraction » qui prépare d’une autre façon et dont on verra qu’elle a déjà eu lieu pour les employés, c’est surtout la partie intitulée « Enivrement » qui est consacrée à ce projet. Un chapitre de l’« Enivrement (c’est-à-dire du national-socialisme) intitulé « la non-contemporanéité et le devoir de la rendre dialectique » sert à orienter l’ensemble.

Mais cela n’épuise pas cette époque étonnante. Car la classe dominante en déclin produit ou libère elle-même des éléments qui ne lui appartiennent pas du tout. Il est évident, pour le marxisme, que la dernière machine que crée la technique de la bourgeoisie finissante est toujours la meilleure. Mais on ne voit presque pas d’héritage dans les phénomènes et les produits idéologiques de la dernière période. En dehors de l’« Objectivité » (Sachlichkeit), forme technoïde et en même temps pseudo-collective, on ne prête pas attention à l’enlevée finale, même si elle est pleine de choses curieuses. Une partie de celles-ci sont certainement tout à fait sans intérêt, même de façon médiate, ou n’ont qu’un intérêt sociologique. Mais il ne fait pas de doute que certaines d’entre elles, et au premier rang desquelles le « montage » étrange de la bourgeoisie finissante, représentent plus qu’un phénomène de transition. Car le montage arrache à la cohérence effondrée et aux multiples relativismes du temps des parties qu’il réunit en figures nouvelles. Ce procédé n’est souvent que décoratif, mais c’est souvent déjà une expérimentation involontaire, ou, quand il est utilisé sciemment, comme chez Brecht, c’est un procédé d’interruption, qui permet ainsi à des parties fort éloignées auparavant de se recouper. Ici grande est la richesse d’une époque à l’agonie, d’une étonnante époque de confusion où le soir et le matin se mêlent dans les années vingt. Cela va des rencontres à peine ébauchées du regard et de l’image jusqu’à Proust, Joyce, Brecht et au-delà. C’est une époque kaléidoscopique, une « revue ». La partie intitulée « Objectivité et montage » est consacrée à ce contenu. Elle contient en même temps l« irraison » spécifique de la grande bourgeoisie elle-même, le dégoût malin et distingué de la « vie mécanique ». La bourgeoisie l’a préparé depuis déjà trente ans par le lyrisme et la philosophie, tantôt comme une obole à la misère et tantôt comme un point de rupture de sa propre lassitude. Le capital occupe aujourd’hui ces points de rupture avec des petits-bourgeois armés dans la lutte contre le prolétariat. Ils pourraient, s’ils étaient correctement occupés, être des brèches, ou du moins affaiblir le front réactionnaire. La « vie », l’« âme », I’« inconscient », la « nation », la « totalité », le « Reich » et d’autres antimécanismes semblables ne seraient pas utilisables à cent pour cent par la réaction si la révolution voulait ici non seulement démasquer, en quoi elle a raison, mais aussi concrètement renchérir et se souvenir qu’elle possédait jadis ces catégories, en quoi elle aurait tout autant raison. Elle possédait jadis ces catégories, mais cela ne veut pas dire que cette possession peut être la même qu’à l’époque du jeune Marx. Mais il est ici encore de notre devoir d’examiner et d’occuper des éléments possibles. Ce livre est un corps à corps, et un corps à corps au milieu d’hommes incertains, et même chez l’adversaire, pour, le cas échéant, lui prendre un butin. Ce livre se limite à des caractères, à des noms d’aujourd’hui, et au symptôme qu’ils révèlent. L’arrière-plan est celui de l’utopie concrète, ici aussi avec les couleurs, les héritages, fussent-ils à contrecœur, d’une période qu’il ne faut pas oublier, avec son terme et sa transition. Le présent ouvrage a sa part de contenus de la bourgeoisie finissante ; ce sont pour la plupart des contenus ambigus et donc dialectisés.

Cela commence en mineur. On commence par jeter, si l’on peut dire, une oreille. On attaque toujours les problèmes à nouveau. On progresse de façon discontinue, comme il convient aujourd’hui, et ce dans le langage comme dans l’objet, jusqu’à ce qu’on parvienne au tempo qui permet de parcourir les grandes questions. Le livre a été pour l’essentiel écrit pendant les périodes qu’il examine, et en Allemagne. Son objet, c’est la bourgeoisie en ruine qui soulève de la poussière, et dans des couches sociales et des époques qui se suivent : ainsi la « distraction » (1924-1929) est déjà passée ; l’« enivrement » (1924-1933) bat encore son plein, mais les deux périodes jouent encore le rôle de phénomène de transition. L’« Objectivité et le montage », l’état contradictoire de la classe dominante, englobent même dans le temps les deux phénomènes de transition précédents. Il ne s’agit pas seulement d’arracher le masque de l’apparence idéologique, mais aussi d’examiner le reliquat possible. Sans doute, on ne manque pas d’y côtoyer des sorcières, c’est même là la musique critique de tout commencement, mais il est plus important de tirer de la faillite ce qui peut changer de mains, ce qui paraît immédiatement utilisable, et de neutraliser ce qui est douteux. Un mot encore pour empêcher une méprise qu’il est facile de faire. Même si ce livre ne parle pas seulement du haut de sa chaire, même s’il examine tout un mélange varié de choses malignes ou clinquantes, cela ne veut pas dire qu’il tend, comme on dit, le petit doigt au diable. Puisse-t-on au contraire arracher au diable l’arme de ses mensonges et de ses chimères ! Mais, pour ce faire, il ne suffit pas de prouver que les petits-bourgeois ne se révoltent que dans le vague et en porte-à-faux. De toute façon, on sait cela depuis longtemps. Il ne suffit pas de dire qu’il n’y a chez eux que de l« opposition petite-bourgeoise ». Il n’y a pas de contestation sur ce point, car que peuvent faire d’autre les petits-bourgeois que, dans le meilleur des cas, de l’opposition petite-bourgeoise ? Mais il est plus important aujourd’hui de nuancer et de s’informer que de refaire cette constatation intéressante, mais quelque peu stéréotypée. Il est plus important aujourd’hui de mener une campagne qui ne sous-estime pas l’adversaire et qui surtout cherche à rapporter du butin. Le butin, ce sera des hommes pris d’agitation, un matériau souvent ambigu, et même révolutionnaire, qui ne peut être utilisé dans la tromperie « anticapitaliste » que parce qu’il est ambigu. On voit qu’il s’agit ici d’une interrogation nouvelle. Elle ne se ramène pas elle-même à une opposition petite-bourgeoise, pas plus qu’à une infection par la grande bourgeoisie ou à la vieille rengaine qu’on ressasse d’ordinaire. Les deux états sont au contraire examinés pour la première fois du point de vue marxiste, et on enregistre ce qu’ils ont de dialectique, dans la mesure où cet élément dialectique, au milieu de la pure et simple corruption inessentielle de la décadence, se présente comme un élément de transition. Cette interrogation n’a rien à voir non plus avec un quelconque affadissement social-démocrate ou avec des menées trotskystes. Car ce que le parti a fait avant la victoire d’Hitler était parfaitement juste. C’est seulement ce qu’il n’a pas fait qui était erroné. La tendance anéantit ce qui se trouve en travers de sa route, mais hérite de ce qu’elle trouve sur sa route.

Cette succession a été rarement plus à l’ordre du jour qu’aujourd’hui. Bien entendu, il faut d’abord que la tante soit morte si l’on veut hériter d’elle. Mais on peut déjà auparavant fouiner dans la chambre ! Bien entendu, la révolution, quand elle aura eu lieu, liquidera toute une série de pseudo-éléments et de questions qui se posent encore aujourd’hui. Mais tout ce qui est « irrationnel » ne se réduit pas simplement à de la bêtise qu’il est possible de dissoudre. La faim, disons : la faim de prolongements, demeure, ou alors cette faim serait bien la première qu’on peut calmer en la privant d’aliments. La vue globale et sommaire n’a pas sa place non plus dans le « ciel sur terre ». Il y a des questions et des éléments que le concept véritablement concret ne résout pas immédiatement, et auxquels il fait droit auparavant. Sans doute, cela ne préjuge pas de la proportion dans laquelle ces éléments peuvent être « sauvés », ou plutôt peuvent être volés pour servir à une autre fin. Car celui qui a goûté une fois à la critique marxiste est dégoûté pour toujours, non seulement de tout verbiage idéologique, mais même de ce qui peut rester après la critique. Il ne cherche pas le happy end à tout prix, il ne suit pas la logique du « oui… mais » Souvent, au contraire, il s’agit seulement d’avertir de la présence dangereuse de recoins et de foyers d’irrationalisme qui peuvent séduire encore longtemps. Mais cet avertissement représente déjà quelque chose. Et l’héritage médiatement « positif » qui demeure apparaît avec d’autant plus de force à la réflexion, ou se présente lui-même comme réflexion. Ce « sauvetage » fournit alors la matière d’un problème marxiste, d’une propagande parmi ceux qui sont incertains et fragiles, ou d’une neutralisation. Si l’on veut comprendre et dépasser les moyens qui ont été donnés à un bourgeois qui tombe dans la misère pour lutter contre la révolution authentique, il faut — diaboliquement — aller au pays du bourgeois, ou monter sur son navire. Il n’a plus qu’un navire ; car c’est l’époque du passage et de la transition. Puisse ce livre contribuer à déterminer la longitude et la latitude de l’ultime voyage de la bourgeoisie, afin que ce voyage soit vraiment l’ultime.

Locarno, 1934.

POST-SCRIPTUM DE 1962

Presque trente ans ont passé depuis, mais l’époque qui a donné naissance à ce livre est encore vivante dans l’air. Et elle est même de plus en plus vivante chez des hommes jeunes qui ne l’ont pas connue, et à qui elle manque pour cette raison de façon presque sentimentale. C’est l’expression de « golden twenties » qui veut ça, ainsi que cette autre exagération, du reste plus ancienne, qui consiste à dire que Berlin a été la capitale intellectuelle du monde jusqu’à la nuit de 1933. Mais il ne fait pas de doute que l’époque de passage et de transition illustrée par les années vingt est restée telle, au moins dans sa disposition et certainement dans son appel. Ce passage d’une société à une autre n’a pas émoussé les fronts de classes, mais a interdit qu’on les fige selon un schéma convenu. Ce qu’une pareille époque de traversée et de mélange a de plus qu’intéressant est aujourd’hui simplement caché à l’Ouest par une prospérité surprenante et un ennui varié, et à l’Est par une non-prospérité tout aussi surprenante et un ennui monolithique. À l’Est, dans la mesure où il a été là-bas entravé de façon non dialectique et a perdu son visage humain, le passage a même été enfermé dans la prison sombre et étroite des stéréotypes. Dans la célèbre onzième thèse sur Feuerbach Marx dit que les philosophes n’ont fait jusqu’à maintenant qu’interpréter diversement le monde et qu’il s’agit maintenant de le changer. Mais dans la pratique cela est devenu, surtout dans les zones franches du bloc de l’Est : « Il s’agit d’interpréter à l’unisson le monde décrété d’en haut, et il est interdit, sous peine de mort, de le changer. Sans doute, il manque à cette attitude (qui n’est même pas la partialité socialiste et qui est pourtant, ou plutôt pour cette raison, totalitaire) bien autre chose, bien autre chose de fondamental que l’héritage du passage. L’obstacle ici ne réside pas seulement dans l’étroitesse sectaire qui avait en son temps favorisé l’écroulement de 1933. Il s’agit de bien autre chose que du rendez-vous manqué avec les diverses puissances de la poussière (la distraction, l’enivrement, le montage) soulevée par l’effondrement, avec la nature consciente et inconsciente de couches prolétarisées mais non prolétaires, et avec le regard expérimental ambivalent de couches supérieures cultivées extrêmement sensibles aux germes révolutionnaires. Le prétendu réalisme socialiste, sous forme de toc, a fait encore longtemps après ce qu’il pouvait pour faire preuve, dans une telle étroitesse d’esprit, à la fois de sécheresse et d’arriération ostentatoire. Mais qu’est-ce que cela, en comparaison de ce qui manque par ailleurs, et qui a pu ainsi éloigner de lui-même le plus grand mouvement de liberté qu’il y ait eu, celui qui voulait être définitif ? Le capitalisme avec le produit de deux guerres mondiales et le fascisme n’a pas de quoi se rengorger, mais la corruption du meilleur, malgré les pharisiens qui n’ont même pas le droit d’avoir raison, n’en devient pas plus claire. Ce qui manque, c’est l’accent de liberté de l’élan de jadis, du but recherché, l’héritage de 1789, avec la Neuvième Symphonie qui ne peut plus être annulée. Ce qui manque, c’est l’héritage du droit naturel rectifié, la volonté de pouvoir marcher la tête haute, « honorée dans les personnes et assurée dans la collectivité » (Droit naturel et dignité humaine). Ce qui manque (et c’est ici un arrière-plan qui souligne l’absence d’idées encore plus fondamentale à l’Ouest), c’est le développement de la théorie, surtout en économie; une reformatio qui soit littéralement in capite (ce qui ne veut dire chef et Führer) et in membris (ce qui ne veut pas du tout dire un appareil avec des ordres). Mais ce qui est présent et qui ne manque toujours pas, c’est cette aberration qui a fait du plus grand mouvement de liberté du monde dans sa formulation, même si sa réflexion n’était pas infaillible, le fléau de la peur, quand il aurait dû briser les dernières chaînes. C’est l’aberration qui lui inspire l’archétype du mur à la place du « bond de la nécessité dans la liberté ». Et malgré tout, l’étroitesse et la sécheresse sont au moins en rapport avec ce rationalisme étroit et sectaire qui, dans les années vingt, fut si désarmé devant l’enivrement trompeur, mais qui montra si peu de compréhension, en revanche, pour un art expérimental. Cette absence de compréhension, qui est restée officielle, s’appelle justement le réalisme socialiste, parce que les deux choses font défaut. Il est donc, pour cette raison aussi, instructif d’examiner non seulement la séduction si peu maîtrisée des nazis mais aussi, ensuite, le caractère si singulier, le rayonnement de désagrégation si intense de ces œuvres sans patrie qui aujourd’hui encore ignorent tout à fait le ton rassasié de la galerie et qui provoquent encore leur siècle en champ clos, tellement leur montage est loin de la rhétorique. Il y a donc un Héritage de ce temps, surtout de ce temps de montage qui joue encore un rôle aujourd’hui. Si le livre qui s’occupe de cet héritage parait dans une nouvelle édition qui n’est guère revue, les choses jadis rejetées et converties dans ce livre pourraient même donner parfois l’impression du temps présent, négativement et positivement. Il en va de même avec quelques uns des textes écrits jadis qui ont été en outre insérés dans le montage du livre lui-même. « Golden twenties » : la terreur nazie était en germe en elles, et aucune lumière n’est venue ici d’en haut, l’art expérimental traça ses lignes dans l’inoui et ne trouva rien à quoi se raccrocher. Puisse-t-il un jour en être autrement ! Un espace vide avec des étincelles, telle sera sans doute longtemps notre situation, mais c’est un espace vide dans lequel on avance sans déguisement, et ce sont des étincelles qui dessinent peu à peu une figure qui oriente. Les chemins dans le monde effondré sont déchiffrables, en diagonale.

Tübingen, mars 1962.

(« Avant-propos » (1935) & « Post-scriptum » (1962), in Héritage de ce temps, traduction de Jean Lacoste, Klincksieck, Critique de la politique, 2017.)

  1. Qui se distingue du réalisme socialiste dans la mesure où il ne vise pas la plate photographie de la réalité sociale, mais sa totalisation par les moyens du récit (cf. Georg Lukács, Problèmes du réalisme, traduction de Claude Prévost et Jean Guéguan, L’Arche, 1975). ↩︎
  2. Ernst Bloch, Héritage de ce temps, traduction de Jean Lacoste, Klincksieck, Critique de la politique, 2017, p. 223. ↩︎
  3. Ibid. ↩︎
  4. Ibid., p. 225. ↩︎

Créez un site ou un blog sur WordPress.com