Vers un cinéma candide et prolétarien | Pierre Tonachella

Dans ce texte, Pierre Tonachella fait le bilan de plusieurs années à réaliser des films dans le village où il a grandi, auprès de ses amis, avec le strict minimum pour filmer. La proximité, relationnelle, technique et géographique, est au coeur de son travail depuis le début. Par elle, Tonachella ne fait pas la chronique d’un lieu mais cherche à être suffisamment précis pour accueillir dans un film les visages multiples d’une même classe sociale, dont l’intimité, l’humour, les épreuves et les rêves trouvent des échos dans une tradition lointaine. Du bilan aux films à venir, cet article prend la forme d’un manifeste. Pour un cinéma de classe, des bons souvenirs à la mémoire révolutionnaire.

Le lieu proche où je fais des films est mon village d’enfance, dans la lointaine banlieue parisienne. Là-bas je filme mes vieux amis, ouvriers, paysagistes, manutentionnaires, maçons… ils forment une bande, dont certains sont plus ou moins à l’écart, mais toutes et tous sont là, travaillent là, dans les zones d’activité, les jardins et les chantiers, roulant à travers les étendues de plaines céréalières à longueur de journée. Ce prolétariat de la campagne j’ai commencé à le filmer au travail, comme on dit « filmer le travail », et en train de faire la fête, souvent en groupe, constituant une solide sociabilité dans des villages où peu de choses existent pour qu’elle s’épanouisse.

Et puis j’ai eu besoin de prendre en compte une dimension plus ample de leur existence, au-delà des grands pôles que sont la journée de travail et la fête déchaînée du week-end. Ainsi j’ai filmé le travail avant ou juste après le travail, le travail qui reste, dans les esprits, les épaules, qui continue… dans la façon que Maxime a d’ouvrir son portail et puis la véranda lorsqu’il rentre d’une journée de mise en rayon à Carrefour. Quand il passe la tondeuse, parce qu’il faut la passer et non parce qu’il y a besoin de la passer. Et déjà, quand je commençais à filmer, j’observais comment Thomas, alors qu’il avait la vingtaine, se demandait ce qu’il allait faire de son après-midi de pause et le soir, quand il finirait son service en cuisine. Plus que jamais, je cherche à saisir la façon dont le travail sédimente dans l’existence.

Et puis, une fois qu’on se retrouve à deux, à plusieurs, je cherche à capter ce qui se transmet dans le courant d’une amitié, juste derrière une véranda, à l’intérieur d’un camion de chantier qui va au loin, j’essaye de saisir au cours d’un passage de la journée cette façon de se tenir ensemble depuis si longtemps, ces regards portés qui sont les mêmes depuis toujours. L’impatience d’être là, rire subtilement, aux éclats, se brusquer avec tendresse, ne plus se supporter, attendre, se souvenir. Avec les amis je me souviens et dans ces films nous construisons des souvenirs ensemble. J’accorde une grande valeur à ce que nous avons vécu et continuons de vivre, car les souvenirs et l’amitié nourrissent mon espérance.

Depuis ces années j’élabore donc un cinéma des amis et du prolétariat. Je mène une enquête ouvrière, dans la tradition marxiste, car je filme les conditions matérielles d’existence des classes populaires et je cherche en retour à avoir leur propre point de vue sur elles-mêmes… non grâce à un questionnaire systématique mais plutôt par des rapports d’intimité qui laissent leur regard sur leur propre condition affleurer dans le film. Une façon de la nommer et de jouer avec.

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Ainsi je cherche à suivre la ligne de masse par le prisme de l’intime. La politique devient concrète parce qu’elle est proche et dans mon cinéma ce qui est proche est ce que j’aime. Je connais et j’aime en même temps. En creux de ma vision marxiste, qui me donne les outils pour ne pas céder à l’objectivité illusoire du règne de la marchandise, il y a de la candeur car je crois à ce qu’il y a de bon en chacun et chacune de celles et ceux avec qui j’ai eu l’honneur de faire un bout de chemin, et avec qui nous avons formulé des sortes de serments. En dépit des temps moroses qui se font particulièrement ressentir là-bas, de l’isolement et des comportements autodestructeurs, je suis certain que nous aurons des choses à faire ensemble et qu’une générosité commune et secrète nous réunira de toute façon.

Je revendique donc un cinéma qui se construit à partir de ce qu’il y a à portée de main, que je peux connaître et aimer. Cela relève d’une question économique et stratégique, « compter sur ses propres forces et lutter avec endurance » disait Mao, c’est-à-dire qu’il faut partir de ce que l’on a et en délimiter les potentialités réelles afin d’en faire le moteur de l’action politique. Au cinéma, cela implique de regarder l’objet tel qu’il se présente à nous et de le regarder, le regarder longtemps, être attentif et concret, pour essayer d’en révéler l’ampleur élémentaire.

Dans mon dernier film, deux amis traînent autour d’un tas de betteraves, au milieu des champs plats, ils ne savent pas quoi faire de leur journée. Ça dure. C’est une séquence que j’ai tournée il y a longtemps et la caméra bouge, cherche, je ne savais pas exactement ce que je faisais… mais j’y retrouve en germe ce que j’ai toujours aimé faire : travailler à partir d’un objet littéral qui s’impose, ici ce gros tas de betteraves, marque d’une agriculture industrielle qui trace ce territoire, et observer la façon dont les amis se démerdent de la situation. « Qu’est-ce qu’on fait ce soir ? Qu’est-ce qu’on fait ce soir ? » se demandent-ils. Ce tas est imposant, il prend toute la place, mes deux amis traînent à côté, l’un d’eux, Jan, pisse dessus, grimpe sur le tas, regarde au loin, dégringole avec les betteraves et je vais aussi rester là, piétiner là, cherchant à filmer la durée vague du moment et ce rapport au territoire qui nous engloutit. Tous je cherche à les faire tenir ensemble dans le vent et le vide. Et ce qui me semble notable, c’est la façon dont Jan prend de la hauteur et regarde au loin tel un marin, à partir de la seule chose qui émerge de cette surface plate. Ce Que faire ?, ce désir d’action simple, seulement pour s’amuser, commence à se résoudre en jouant à partir de ce qu’il y a à portée de main. Pasolini disait « In quanto poeta sarò poeta di cose ».

Et alors ces amis, avec du recul je les vois comme des anges, des anges arrimés, sans ailes. L’intensité de leur présence dans ce territoire plat est comme ce tas de betteraves : une beauté de la surface qui s’impose à nous et qu’il faut retranscrire dans sa matérialité implacable en laissant supposer le ciel lointain qu’il y a derrière. Ezra Pound disait à propos de son ami sculpteur Gaudier-Brzeska, mais aussi de la surface plane des visages de Brâncuși : « pour une conscience aux aguets, tout concept et toute émotion se présentent d’abord sous quelque forme primaire. Elles appartiennent à l’art propre de cette forme ».

Je pense aux peintures de Giotto, aux anges et aux lamentations des humains, aux surfaces plates derrière les visages. Je pense à la tradition. J’essaye de rester dans la tradition et, à la fois, de mettre mes pieds on ne sait où.

Hériter est un travail qui doit être à l’œuvre dans les films. La classe exploitée a un patrimoine, une histoire vaste. En plus de son expérience pratique, elle a des mots pour se projeter, se sentir résonner dans le temps, prendre soin d’elle et de ce qui l’entoure. Qu’est-ce qu’il y a de beau dans l’Empédocle hölderlinien et communiste des Straub et Huillet ? Précisément ce « n’oubliez rien et ne renoncez à rien », clamé au bord du volcan. Contre une conception bourgeoise du progrès, il s’agit de travailler un regard qui va à contre-courant de la progression du temps, car nous savons ce qu’il y a eu avant nous, et nous savons ce qui est digne d’être aimé ou pas.

« La tradition est une beauté qui dure en nous, et non un jeu de chaînes qui nous lient. » Encore Pound.

Dans mon dernier film, des textes sont lus face caméra par l’un de mes amis, palefrenier de son état, parce qu’ils concernent directement le présent de la classe : Gramsci, Schiller, Tarkos… Gramsci situe historiquement la stricte division sociale intellectuel-manuel comme le produit d’un mode de production en particulier et affirme qu’il « n’existe pas de non-intellectuels ». Il ouvre les vannes, rappelle l’étendue de nos capacités à toutes et à tous et notre participation, consciente ou non, à des visions du monde antagoniques. Cela rentre en écho avec les mots de Schiller, qui anticipe la venue d’une époque où nos facultés sensibles et intelligibles seront réunies après avoir été fragmentées au cours du progrès de l’histoire. Tandis que le monologue scandé par Maxime à propos de son boulot (voir citation plus haut) rejoint Tarkos qui nomme subtilement le mouvement de la valeur à partir du travail abstrait incorporé dans la marchandise.

Tous ces auteurs décrivent précisément un état de l’histoire capitaliste, tout en introduisant l’idée que le monde n’est pas immuable. Qu’il est l’objet d’un changement permanent dans lequel on peut s’engager pour enrayer les destructions du progrès.

Sans être introduits, ces textes nous parviennent en tant que pure affirmation, cadrés de façon frontale et dépouillée, comme des ciné-tracts à l’intérieur du film. El tercer cine nous a appris à faire cela. Ces textes sont là pour dire que le film, au sens des éléments qui le composent, a conscience de ce qui nous atomise. Ils sont lus clairement et distinctement, incarnés et non joués, afin d’être portés dans l’espace du cadre, depuis la terre qui est la nôtre : ce coin de jardin avec la haie qui se perd dans les aplats d’ombres, l’épaisseur verte de ce champ de maïs OGM.

Ainsi lus, ces textes sont comme une ligne de démarcation entre les personnes filmées et la bourgeoisie. Ils sont une tentative d’arrêter l’habituelle transformation des filmés en personnages par la bourgeoisie. Et à l’avenir, je souhaite que ces face-à-face nous entraînent encore plus loin vers la tradition des opprimés, qu’ils soient des ruptures toujours plus grandes avec la narration de l’état des choses existant.

Pour cela, je cherche à restituer aux personnes filmées des espaces qui leur permettent d’exister singulièrement, en fonction de leurs façons de se poser dans le monde, de nommer les choses, et puis j’essaye de laisser l’histoire ouverte après leur passage.

Ainsi, le film peut prendre la forme d’une multitude de petits sentiers épars qui s’arrêtent brusquement quand soudain un autre surgit un peu plus loin de sous la broussaille. La malice de l’un sera saisie dans une micro-fiction où il rejoue une engueulade quotidienne avec son père, la poésie élémentaire de l’autre se révélera au cours d’une séquence en cinéma direct où il parle à un tournesol, quand une amie surgira en trottant à cheval entre l’ombre et la lumière, filmée depuis un travelling voiture. Multiplier les registres, toujours artisanalement, correspond à différents modes qui sont autant de situations singulières inventées à plusieurs, afin de restituer de façon élémentaire un état, un archétype du quotidien, un âge qui passe.

Le film dans son ensemble tient grâce aux rapports entre les places données à chacun, grâce à la circulation entre ces singularités. Ce n’est pas la ligne qui va d’un point A à un point B. Contre le cinéma des réactionnaires, le film doit être accueillant car la classe est évidemment multiple et surprenante.

Ainsi, ma proximité avec ce que je filme est géographique, mais cet aspect est secondaire, car ce qui nous lie n’est pas tant lié au sol, à une origine commune de la terre natale, qu’au besoin de renouveler nos liens pour continuer de jouer. D’où la nécessité, dans ce dernier film, de dire à voix haute, en off, mon intranquillité devant le temps qui passe, qui nous éloigne du jeu, et mon désir de rester proche en construisant ensemble. Il y a un temps à investir qui représente notre horizon commun, justement pour abattre l’idée que nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes.

Le film est en quête de la constellation libre de nos facultés à partir de ce sol qui est tout ce que nous possédons. Pas de retour en arrière possible et encore moins de progrès réconfortant. Le salut est sous nos pas.

  1. Extrait d’un texte écrit avec Maxime et lu en off dans notre dernier film Longtemps, ce regard↩︎

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