Automnes, etc. | Friedrich Hölderlin & Kosmokritik

Dans un texte de jeunesse, Walter Benjamin formule l’hypothèse selon laquelle le dernier Hölderlin, celui de la « folie », aurait su dépasser le stade du tragique, sa fausse réconciliation des extrêmes, sa figuration d’un héros brûlant dans les flammes de l’Histoire, pour déployer une épopée de la matière faisant cohabiter humains et non-humains, au sein d’une totalité où les premiers ne seraient pas niés, mais ressaisis dans un ensemble qui les comprend et les excède. L’esprit tragique, qui mue notamment « La Mort d’Empédocle », se voit ainsi dilué dans une « sainte sobriété1 », le poème épousant non plus le point de vue du héros faisant face à la mort, mais celui de la mort elle-même en tant que « transférée au centre du poème2 ». Considérant l’importance que revêt un tel passage, d’une poétique de la réconciliation vers une cosmicisation du poème, nous avons amicalement demandé à Kosmokritik de traduire le poème de Hölderlin sur lequel Benjamin conclut son texte. En voici donc plusieurs versions, suivies de quelques notes interprétatives.

I. MUSIQUE ORIGINALE

Der Herbst

Die Sagen, die der Erde sich entfernen,
Vom Geiste, der gewesen ist und wiederkehret,
Sie kehren zu der Menschheit sich, und vieles lernen
Wir aus der Zeit, die eilends sich verzehret.

Die Bilder der Vergangenheit sind nicht verlassen
Von der Natur, als wie die Tag’ verblassen
Im hohen Sommer, kehrt der Herbst zur Erde nieder,
Der Geist der Schauer findet sich am Himmel wieder.

In kurzer Zeit hat vieles sich geendet,
Der Landmann, der am Pfluge sich gezeiget,
Er siehet, wie das Jahr sich frohem Ende neiget,
In solchen Bildern ist des Menschen Tag vollendet.

Der Erde Rund mit Felsen ausgezieret
Ist wie die Wolke nicht, die abends sich verlieret,
Es zeiget sich mit einem goldnen Tage,
Und die Vollkommenheit ist ohne Klage.

II. CONTINGENCE TRADUCTIVE

1. L’Automne (vers libres, sens littéral).

Les légendes, qui de la terre s’éloignent,
De l’esprit, qui a été et qui revient,
Elles s’en reviennent à l’humanité, et tant apprenons-
Nous du temps, qui à la hâte se consume.

Les images du passé ne sont pas abandonnées
Par la nature, comme les jours s’estompent
En plein été, retourne l’automne à la terre,
L’esprit des frissons se retrouve dans le ciel.

Dans un temps court, tant a fini,
Le paysan qui se montre à la charrue,
Il voit comme l’année s’incline vers sa joyeuse fin,
Dans de telles images, le jour de l’humain s’accomplit.

Le rond de la terre avec ses roches décoré
N’est pas comme le nuage qui le soir se perd,
Il se montre avec un jour doré,
Et la perfection est sans plainte.

2. L’Automne (vers libérés).

Les légendes, qui s’en vont loin de notre terre,
Celles de l’esprit, qui fut et qui s’en revient,
Se tournent vers les humains, et tant nous apprennent
De notre temps, qui si prestement dépérit.

Les images du passé ne sont délaissées
Par la nature, comme les jours qui se fanent
Du haut de l’été revient l’automne à la terre,
Et l’esprit des regardeurs au ciel se retrouve.

En peu de temps, beaucoup de choses ont pris fin,
Le paysan qui paraît devant sa charrue,
Voit comme l’an penche vers son heureuse fin,
En ces images s’achève le jour humain.

La courbe de la terre de roches ornée
N’est pas le nuage qui se perd dans le soir,
Car la voilà qui transparaît dans un jour d’or,
Et la perfection est sans aucune plainte.

3. L’Automne (alexandrins rimés).

Les légendes, qui de cette terre s’éloignent,
De l’esprit, qui a été et qui se restaure,
Elles vont à l’humain, et de tant nous témoignent,
De ce temps qui si hâtivement se dévore.

Mais les images du passé ne s’abolissent
De la nature, comme les jours qui pâlissent
Au cœur de l’été, revient l’automne à la terre,
Et l’esprit de l’averse dans le ciel s’avère.

En si peu de temps, tant de choses ont pris fin,
Le paysan qui apparaît à sa charrue
Voit comme l’an décline en sa joyeuse issue,
En ces images finit le jour de l’humain.

Le rond de la terre, et ses roches en décor,
N’est pas tel le nuage au soir qui s’évapore,
Car le voici qui avec un jour d’or se teinte,
Et la perfection se figure sans plainte.

4. L’Automne (variation prosaïque).

Les légendes, légendes de l’esprit, s’éloignent de la terre, de cet esprit qui ne cesse de s’y enfouir, esprit qui a été et qui revient, avec ses paroles terreuses qui s’abîment pour peupler l’humain jusqu’en son idée. Nous apprenons, à la suite des légendes, dires de l’esprit, des esprits, des terres et de la terre, nous apprenons, et nous apprenons tant du temps qui à leur ombre s’effile, à la hâte s’y consume.

Les images, images toujours revenues, images du passé que l’on ne délaisse sans s’oublier soi-même, que toute nature ne peut abandonner à la disparition de son instant, à l’image du jour qui a été, sera peut-être, mais qui s’étiole dans l’été, haute saison où l’automne point, et point à la terre, de sa menace des brûlures, jusqu’à cette terre de laquelle, l’esprit d’averse et d’aversion, du regard qui sans relâche s’y inverse, s’en retourne et se retrouve au ciel.

Un temps bref, de terre et de vie, où tant a pris fin, où tant de terre et de vie ont au plus bas des lueurs goûté à la fin de toutes leurs joies, extrémité heureuse où l’humain qui va à la terre, aux labeurs et aux labours, entend encore les étoiles et les bêtes, leur agonie joyeuse, là dans ce creux où se tisse l’image d’humanité, cristal ébréché de son terme.

Sous l’image de terre, il y a des roches et des nuages. Un décor de pierres pour défaire le monde, et que la terre se courbe jusqu’au ciel pour y marquer de son absence la volonté des résurgences, celle des jours d’or, où la rondeur des choses se pare de la révolution de leur substance, jusqu’à la brisure, fêlure quelconque des temps, là où toute perfection ne connaît que son silence.

III. HERMÉNEUTIQUE AUTOMNALE

1. Grammaire du temps, langue de terre.

La parole quitte l’humain pour le rejoindre, pour faire lien entre ce qui de son intériorité résonne dans la ténèbre de son entour. L’esprit advient en se dédoublant, puisqu’il se tient à la fois tout entier en deux endroits distincts : dans son acte de représentation et dans la réception de ses propres gestes représentatifs ; rien n’existe de lui au-delà de cette présence redoublée. Et par cette duplicité d’une langue d’images qui oublie qu’elle est un langage de sonde, langage réduit au corps, mais tendu vers ses ombres, et qui oublie conséquemment le non-être excédant toujours le dire-être du logos, l’esprit se dit, et se cloisonne, en oubliant à son tour qu’il est un flux parmi des flux, qu’il se situe dans un mouvement tournoyant, retour perpétuel de ce qui à la fois revient et s’éloigne, déformant le cercle en la spirale. Toutefois, dans la conscience possible de son outrelangue, au plus près du langage des pierres et du vent, des molécules d’eau et de leur duplicité de lumière, l’esprit se figure à l’esprit comme une frontière entre l’être et ce qu’il y a de son être dans l’être du monde. Pour y cheminer, l’esprit dit son mythe pour dire son sujet comme effacement de toute singularité, et, par lui, avancer la possibilité d’une communauté du déclin et de la renaissance, communauté des frontières pour un communisme des esprits, c’est-à-dire cohérence d’un groupe qui existe dans la conscience de sa chute, qui existe pour que son existence même perdure au-delà de sa chute. La parole devient alors une grammaire de la persistance, une grammaire qui rejette la cendre au-delà de tout feu.

2. Dialectique des nuées, traversée du noyau.

Pour faire mythe, toute communauté s’impose une image, une image première, une image d’elle-même voilée par l’image de son monde, archétype à partir duquel se hiérarchisent d’autres images, d’autres normes d’images, d’autres représentations qui font une langue fermée empêchant que se dialectisent l’idée et la matière de l’idée ; l’humain, dans sa modernité, dans l’invention de son individuation, accélère cette stase de langue hiérarchique, rassérénée par l’édiction de ce qui le dissocie de son monde, et qui, par cette dissociation, lui permet de le dominer : l’humain se néantise en tant qu’esprit en néantisant l’idée d’une communauté avec ce qui l’excède. Faire dialectique avec la nature, c’est se distancier de ce qui en elle abolit le principe de naissance et dévore l’humain, crée une jonction des fins. Si l’humain observe le ciel en se dissociant des conflictualités des nuées, dans le sens de ce qui se heurte, de ce qui se heurte avec, dans l’enfantement renouvelé de la matière, l’humain n’est que l’humain de lui-même, jamais il n’y renaît, dissocié toujours de tout ce qui existe d’inhumain dans tout ce qui le traverse. L’humain ne peut devenir un pont d’espace, une jonction de terre et de ciel, que lorsqu’il se situe avec conscience à la frontière de lui-même et qu’il vacille vers l’inconnu des formes nouvelles, tente d’y faire langage sans langue, grammaire tellurique des formes qui surgissent dans la disparition des heurts passés.

3. Grandeur de la défaite, grandeur de ce qui défait.

L’humain devenu inhumain, devenu existence commune à tout ce qui existe, défait toute représentation de son centre en acceptant que l’image qu’il a de lui-même ne soit que l’image déformée par le prisme du silence qui l’encercle. Le langage humain se construit comme un bruit écartant l’angoisse d’un environnement des cycles qui demeure mutique en la perpétuité de ses revenances, mais le langage inhumain invite l’existence humaine à croître hors de ses stases, à ex-croître vers la nécessité de ses jonctions possibles, à savoir de toutes les jonctions impossibles à sa langue d’édiction et d’exclusion. L’être n’est dans le temps que comme une cloison à l’être, cloison imposée par le dire-être, par cette angoisse qui refuse d’entendre que le temps humain ne se compose pas de ce qui dure en lui, mais d’une situation subjective dans l’espace, soumise à l’espace et à ses lois, d’élévation et de déclin, de leur perpétuelle mutation d’élévation et de déclin dans leur recommencement. La fin de l’humain, négation langagière des formes du cycle, n’est jamais une fin, mais une rechute. Par ce refus de se limiter à un entendement temporel de la vie, refaisant de cette contingence finie du temps une déformation subjective de l’espace, le langage inhumain quitte son temps pour tenter de s’abolir, il est un premier geste négatif qui dit l’impermanence pour dire la permanence du flux, qui ne croit et ne croît qu’en l’excroissance de l’être dans la contingence du non-être, dans leur cycle de disparition et de surgissement. Balbutiant un communisme des esprits — l’esprit n’est pas un principe qui domine, mais un flux qui repeuple sans cesse l’invisible qui lie les choses entre elles ; l’esprit est un hantement du non-être par l’être, il se fait spectre des tréfonds de la lumière, il est la présence comme re-présence de l’indicible, multiplication de ce qui peut dans le réel sans jamais pouvoir être pleinement dit —, la communauté des frontières, par ce geste d’abolition et de renaissance, accepte qu’elle doive dire ce qu’elle est par ce qu’elle n’est pas, par l’imperfection langagière de tout ce qui tente d’énoncer le seuil entre deux espaces, en retirant à la représentation le pouvoir d’édicter une norme de la présence. Cette communauté et son langage négatif, langage discontinu et murmuré des jonctions, font naître dans la contemplation des heurts, des disparitions conséquentes à ceux-ci, l’inconnu des formes nouvelles, là où peut surgir — ou resurgir — une communion sans fin : un communisme des esprits, revenances libérées de l’humain, débute par une communion de leur existence négative avec tout ce qui n’est pas dans tout ce qui est, c’est-à-dire tout ce qui peut excroître dans ce qui croît.

4. Sous terre et sous l’être, non-terre et non-être.

Tomber est une tentative de centration, une impossibilité minérale des jonctions. La gravité dialogue avec l’idée du cercle et s’infiltre dans le mouvement de ses effondrements. Tout centre demeure une impermanence de l’espace, puisqu’il n’est qu’un point dans un espace projeté vers ce qu’il n’est pas encore. La roche interroge ce rapport du dedans et de ses traversées, et l’humain, au cours de sa courte histoire, n’a eu de cesse qu’il pût y fissurer l’unité du monde, par la pierre qui va à la pierre, la roche qui frappe dans la roche l’apparente homogénéité des choses. Pour faire jaillir les dissemblances de tout ce qui tient le réel ensemble, l’humain s’est élevé à lui-même par les brisures de son monde. Il en a saisi le gravat. Et la roche, par sa décomposition, fut pour l’humain une manière de traverser le réel, lorsque cet humain ne se contenta pas d’être un outil de la valeur, mais chercha dans l’outil la valeur de son propre dépassement. La pierre en se fissurant dessina ainsi le principe que la quête de l’éclat demeure un mouvement contrarié de l’obscurité. En cela, le jour ne décline pas, mais la révolution croît avec sa nuit. Le soleil s’éloigne de l’œil pour rappeler au mythe qu’il renaît toujours à partir de son absence, qu’il est le soleil du ciel avant d’être le soleil du mythe. Il faut gratter la terre, connaître le bruissement du dedans des roches, pour entendre le ciel, s’ouvrir à l’inhumain pour libérer l’humain de sa définition mortifère. Le ciel, en ce sens, ne se perçoit plus dans une opposition à la terre, mais le ciel, dans une image si inhumaine, se compose comme une négation des verticalités de la terre, comme la nécessité de la forme pour qu’adviennent les possibles de ses déformations. L’humain place une pierre face à son astre, pour que l’œil goûte aux ombres, et qu’à partir de leur espace trouble, il puisse, en jonction de la pierre et du ciel, faire communauté jusqu’au particulier, jusqu’à la particule. Cet humain en quête d’inhumain, en quête de délivrance, délivrance de sa langue de stases, contentement productiviste du dire-être, ne fut jamais le personnage des extractivismes de la valeur, mais demeure l’être de l’extraction des valeurs, de la recherche d’une invisible matière qui se cache sous la peau du monde. Il y cherche la fissure, jusqu’à l’infiltration, jusqu’à la chute, jusqu’au jaillissement, pour entendre dans le liquide noir des sous-sols la matière noire d’un rêve, celle d’un décentrement, de sa permanence tendue vers l’incertain de sa course.

(Versions et commentaires de Kosmokritik établis à partir de « Der Herbst » de Friedrich Hölderlin, non daté, in Sämtliche Werke, Stroemfeld Verlag, 1975-2008.)

  1. Walter Benjamin, « Deux poèmes de Friedrich Hölderlin » (1914-1915), traduction de Maurice de Gandillac revue par Pierre Rusch, in Œuvres, I, Gallimard, Folio, 2000, p. 123. ↩︎
  2. Ibid., p. 121. ↩︎
Photographie de la tour de Hölderlin (1905).

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