Humanitarisme meurtrier | Groupe surréaliste de Paris

Étrange destin que celui de ce texte dont la version originale s’est perdue, qui nous parvient depuis une traduction anglaise de Samuel Beckett publiée en 1934 dans la grande anthologie Negro de Nancy Cunard et dont nous proposons ici une retraduction. On ne saurait en dater précisément la rédaction ni identifier avec certitude ceux ou celles qui en furent les auteurs (René Crevel sans doute et quelques autres), mais il ne nous est guère permis d’ignorer le contexte historique, social et politique qui en justifia l’écriture. Alors que l’Europe s’apprête à brûler dans l’incendie qu’elle a elle-même allumé, le groupe surréaliste de Paris se déchire à propos de la réorientation stratégique du mouvement : faut-il préserver le champ autonome de l’expression surréaliste ou bien se salir les mains en mettant le surréalisme au service de la révolution communiste et des luttes anticoloniales ? Le texte ci-dessous a déjà tranché la question. Remarquable est la façon dont le groupe, sa frange en tout cas la plus radicale, attaque frontalement les origines et les structures raciales du capitalisme occidental. Cette rare lucidité, au regard notamment de la terrible cécité de la gauche française en matière de domination coloniale, n’échappa pas à Walter Benjamin, observateur assidu des productions et des évolutions du groupe surréaliste depuis le milieu des années 20. Dans un texte publié en 1930 sur le fascisme allemand, celui-ci reprendra d’ailleurs quasiment mot à mot la formule du passage de la guerre impérialiste à la guerre civile : « Ceux-ci, de leur côté, conclut-il alors à l’adresse de l’intelligentsia allemande, donneront la preuve de leur sagesse à l’instant où ils refuseront de voir dans la prochaine guerre un surgissement magique, où ils découvriront plutôt l’image de la réalité quotidienne et la métamorphoseront par là même en guerre civile, exécutant le tour de prestidigitation marxiste qui seul est capable de faire pièce à cet obscur sortilège runique1. »

Cela fait des siècles que les soldats, les prêtres et les fonctionnaires de l’impérialisme, dans un tourbillon de pillages, d’humiliations et de meurtres de masse, se sont impunément engraissés sur le dos des peuples colonisés. Maintenant c’est au tour des démagogues et de leur libéralisme de contrefaçon.

Mais le prolétariat d’aujourd’hui, qu’il soit métropolitain ou colonial, n’est plus disposé à se laisser berner par de bons mots quant au réel but recherché, qui est encore, ainsi qu’il l’a toujours été, l’exploitation du plus grand nombre par une poignée d’esclavagistes. Ces derniers, sachant que leurs jours sont désormais comptés, et déchiffrant l’effondrement de leur système dans la crise du monde, ont beau avoir recours à un nouvel évangile de misère, ils usent en réalité de leur traditionnelles méthodes d’assassins afin de maintenir leur domination. Il n’est pas nécessaire de faire preuve d’une formidable pénétration pour lire entre les lignes de l’actualité, qu’elle soit imprimée ou affichée sur un écran, les Noirs lynchés en Amérique, le fléau blanc dévastant les villes et les campagnes au sein de nos royaumes parlementaires et de nos républiques bourgeoises.

La guerre, cette peste coloniale endémique, reçoit une impulsion nouvelle sous le nom de « pacification ». La France peut être fière d’avoir introduit ce divin euphémisme alors même que, en proie au pacifisme, elle envoyait ses voyous éprouvés et fidèles avec pour instruction de piller tous ces peuples lointains et sans défense dont la boucherie générée par la concurrence inter-capitaliste avait détourné nos regards pour un temps. La plus scandaleuse de ces guerres, ce fut celle contre les Rifains en 1925, qui a incité nombre d’intellectuels, investissant alors dans l’industrie militaire, à affirmer leur complicité avec les chiens de garde de la Nation et du Capital.

Répondant à l’appel du Parti communiste, nous avons protesté contre la guerre au Maroc, et nous nous sommes positionnés pour la Révolution maintenant et à tout jamais !

Dans une France hideusement gonflée d’avoir démembré l’Europe, réduit en bouillie l’Afrique, pollué l’Océanie et ravagé des pans entiers de l’Asie, nous, surréalistes, nous nous sommes prononcés en faveur du passage de la guerre impérialiste, sous sa forme chronique et coloniale, à la guerre civile. Nous avons ainsi mis nos forces au service de la révolution — du prolétariat et de ses luttes — et défini notre attitude à l’égard du problème colonial, et donc racial.

Il est révolu ce temps où les représentants de ce capitalisme pleurnichard pouvaient encore se dissimuler sous de grandes abstractions qui, tant sur le mode séculier que religieux, étaient toutes invariablement inspirées par l’ignominie chrétienne et contribuaient, pour les plus grossières raisons, à « masochiser » chaque peuple qui n’avait pas encore été contaminé par la morale sordide et les codes religieux à travers lesquels les hommes feignent de trouver une justification pour exploiter leurs semblables.

Lorsque des peuples entiers furent décimés par le feu et l’épée, il devint nécessaire de regrouper les survivants et de les domestiquer selon un culte rendu au travail directement inspiré des notions de péché originel et d’expiation.

Le clergé et les philanthropes de profession ont toujours collaboré avec l’armée dans cette sanglante exploitation. La machinerie coloniale, qui extrait et épuise les ressources naturelles, se déploie avec la joyeuse régularité d’une hache. L’homme blanc prêche, prescrit, vaccine, assassine et (de lui-même) reçoit l’absolution. Avec ses psaumes, ses discours, ses promesses de liberté, d’égalité et de fraternité, il cherche à étouffer le bruit de ses mitrailleuses. Cessez d’objecter que ces périodes de rapines ne sont qu’une phase nécessaire et ouvrent la voie, selon les mots de la traditionnelle et honorable formule, « à une ère de prospérité fondée sur une étroite et raisonnable collaboration entre les indigènes et la métropole ! » Cessez d’essayer d’apaiser les humiliations collectives et les massacres commis par les administrateurs des nouvelles colonies en nous invitant à considérer les anciennes, la paix et la prospérité dont elles ont si longtemps bénéficié. Cessez de fanfaronner sur les Antilles et « l’heureuse évolution » leur ayant permis d’être assimilées, ou presque, par la France.

Aux Antilles, comme en Amérique, la fête débuta par l’extermination totale des indigènes, et ce en dépit de l’accueil le plus cordial qui fut réservé aux armées de Christophe Colomb. Ces dernières — à l’heure du triomphe, et venant de si loin — allaient-elles maintenant rentrer chez elles les mains vides ? Jamais ! Alors elles naviguèrent vers l’Afrique et volèrent des hommes. Ceux-ci furent progressivement promus par nos humanistes au rang d’esclaves, tout en étant plus ou moins exemptés du sadisme de leurs maîtres en vertu du fait qu’ils représentaient un capital qui devait être préservé comme tout autre capital. Leurs descendants, depuis longtemps réduits à la misère (aux Antilles françaises ils vivent de légumes et de morue salée et dépendent pour leur habillement de vieux sacs de guano quand ils ont le luxe de pouvoir en voler), constituent un prolétariat noir dont les conditions de vie sont encore plus misérables que celles de son équivalent européen et qui est exploité par une bourgeoisie noire tout aussi féroce que les autres. Cette bourgeoisie, anoblie par les armes de la Culture, « élit » des représentants tout à fait opportuns tels que le « Hard Labour » Diagne et le « Twister » Delmont.

Quant aux intellectuels de la nouvelle bourgeoisie blanche, bien qu’ils ne soient pas tous spécialistes des combines et des abus parlementaires, ils ne sont pas meilleurs que les politiciens professionnels quand ils proclament leur dévotion à l’Esprit. La tâche de cet idéalisme est mise en valeur par les manœuvres de ces doctrinaires qui, en leur paradis de confortable iniquité, ont organisé un système de poltronerie généralisée à l’épreuve de toutes les nécessités de la vie et des conséquences urgentes du rêve. Ces messieurs, enivrés de cadavres et de théosophies en tout genre, s’ensevelissent dans le passé puis disparaissent dans les dédales de quelques monastères himalayens. Même chez ceux que les derniers lambeaux de honte et d’intelligence dissuadent d’invoquer ces religions nouvelles, dont le Dieu est bien trop franchement un Dieu d’argent, il y a l’appel d’un je ne sais quel « Orient mystique » ou autre. Nos vaillants marins, policiers et agents de l’idéologie impérialiste, à grand coup d’opium et de littérature, nous ont ainsi submergés avec leur exotisme béat ; la fonction de toutes ces idylliques alarmes étant évidemment de détourner notre pensée du présent et de ses abominations.

Une internationale de saintes faces d’hypocrites désapprouve l’imposition du progrès matériel au Noirs ; proteste, courtoisement, contre l’importation non seulement d’alcool, de la syphilis et d’artillerie de campagne, mais également de chemins de fer et d’imprimerie. Cela lui est inspiré par les mythiques réjouissances de son esprit évangélique à l’idée que les « valeurs spirituelles » contemporaines, au sein de nos sociétés capitalistes, et notamment le respect de la vie humaine et de la propriété, découleraient naturellement d’une familiarité imposée avec les boissons fermentées, les armes à feu et la maladie. Il est à peine besoin d’ajouter que le colon exige ce respect de la propriété sans réciprocité. Les Noirs, qui ont simplement été contraints de traduire sous la forme d’une musique à la mode l’expression naturelle de leur joie d’appartenir à un cosmos dont les peuples occidentaux se sont volontairement retirés, peuvent s’estimer heureux de n’avoir rien souffert de plus qu’une dégradation. Le XVIIIe siècle ne tire de la Chine qu’un répertoire de frivolités ornementales. De façon analogue, tout l’objet de notre exotisme romantique et de notre soif moderne de voyage n’a pour fonction que de divertir cette classe de clients blasés assez sournoise pour tenter de récupérer à son avantage le torrent de ces énergies qui bientôt, plus tôt qu’elle ne le pense, s’abattront sur sa tête.

(Retraduction par le groupe volodia de « Murderous Humanitarianism », traduction de Samuel Beckett, in Negro: An anthology, anthologie coordonnée par Nancy Cunard, Wishart & Co, 1934.)

  1. Walter Benjamin, « Théorie du fascisme allemand » (1930), traduction de Pierre Rusch, in Œuvres, II, Gallimard, Folio, 2000, p. 215. ↩︎