À propos de communisme et d’amitié | Gilles Deleuze & Dionys Mascolo

Dans cette brève correspondance entre Dionys Mascolo et Gilles Deleuze affleure une question qui nous importe, celle de l’amitié et de son rapport intime au politique. Mascolo y esquisse le motif d’un « communisme de pensée » que fonde une « commune défiance contre la pensée », soit, peut-être, la possibilité d’une pensée délivrée des froides pétrifications du savoir et de ses illusions narcissiques. Sans rejeter le postulat selon lequel tout processus révolutionnaire dépend nécessairement de l’organisation et de l’action matérielles du prolétariat, et donc de situations objectives (ici l’occupation nazie, la Résistance et ses réseaux), il s’agit sans doute de faire valoir, en puisant notamment chez Hölderlin ce que nous avons pu nommer ailleurs « raison sensible du communisme », non tant l’avènement d’une pensée partagée que celui d’une communauté critique et sensible engagée dans les luttes de son temps.

Paris, 23 avril 1988

Cher Dionys Mascolo,

Merci profondément de m’avoir adressé Autour d’un effort de mémoire. Je l’ai lu et relu. Depuis que j’ai lu Le Communisme, je crois que vous êtes un des auteurs qui ont le plus intensément renouvelé les rapports de la pensée et de la vie. Vous arrivez à définir les situations-limites par leurs suites intérieures. Tout ce que vous écrivez me semble avoir la plus grande importance, la plus grande exigence, et une phrase comme celle-ci « un tel bouleversement de la sensibilité générale ne peut manquer de conduire à de nouvelles dispositions de pensée… » me semble dans sa pureté contenir une sorte de secret. Je vous dis mon admiration, et si vous le permettez mon amitié.

Gilles Deleuze

*

30 avril 1988

Cher Gilles Deleuze,

Votre lettre m’a été remise hier.

Au-delà de l’éloge qui s’y trouve, que je n’ose croire mérité, et sans m’en tenir à vous remercier de la générosité dont vous faites preuve, il faut que je vous dise combien vos paroles m’ont touché. Moment heureux vraiment, en même temps qu’heureuse surprise, comme à se voir non seulement approuvé, pris au mot, mais en quelque sorte deviné, ou, justement, surpris. Cela à propos d’une phrase que vous citez (où il était question de « bouleversement de la sensibilité générale »), et qui contiendrait, selon vous, un secret. Ce qui (bien entendu !) m’a conduit aussitôt à m’interroger : que pourrait bien être ce secret ? Et je veux vous dire en deux mots l’ébauche de réponse qui m’est venue.

Il me semble que cet apparent secret n’est autre, peut-être, en son fond (mais il y a toujours risque alors à vouloir tirer de la pénombre) que celui d’une pensée qui se méfie de la pensée. Ce qui ne va pas sans détresse. Secret donc — si ce qu’il a de détresse ne cherche pas refuge dans l’attitude de la honte ou l’affectation de l’humour, comme il arrive — toujours justifiable en principe ; secret sans secret, ou sans volonté de secret en tous cas. Et tel enfin que s’il se reconnaît (et se devine de nouveau en un autre), il suffit à fonder toute amitié possible. Hypothèse, j’espère, non réductrice, en réponse à ce que j’ai perçu comme faisant question.

Je vous salue, en amitié de pensée, et toute gratitude.

Dionys

*

6 août 1988

Cher Dionys Mascolo,

Je vous ai écrit, il y a déjà quelques mois, parce que j’admirais Autour d’un effort de mémoire, et avais le sentiment d’un « secret » tel qu’en donne rarement un texte. Vous m’avez répondu avec beaucoup de gentillesse et d’attention : s’il y a secret, c’est celui d’une pensée qui se méfie de la pensée, donc d’une « détresse » qui, si elle se reconnaît dans un autre, constitue l’amitié. Et voilà que je vous écris à nouveau, non pas pour vous importuner ni solliciter encore une réponse, mais plutôt [continuer] comme en sourdine une conversation latente que les lettres n’interrompent pas, ou plutôt comme un monologue intérieur sur ce livre qui n’a pas fini de me hanter. Est-ce qu’on ne pourrait pas renverser l’ordre ? Ce qui serait premier pour vous, ce serait l’amitié. Évidemment l’amitié ne serait pas une circonstance extérieure plus ou moins favorable, mais, tout en restant la plus concrète, une condition intérieure à la pensée comme telle. Non pas qu’on parle avec l’ami, qu’on se souvienne avec lui, etc., mais au contraire c’est avec lui qu’on traverse des épreuves comme l’amnésie, l’aphasie, nécessaires à toute pensée. Je ne sais plus quel poète allemand parle de l’heure, entre chien et loup, où il faut se méfier « même de l’ami ». On irait jusque là, la méfiance envers l’ami, et c’est tout cela qui, avec l’amitié, mettrait la « détresse » dans la pensée, de manière essentielle.

Je me dis qu’il y a bien des manières, chez les auteurs que j’admire, d’introduire des catégories et situations concrètes comme condition de la pure pensée. Chez Kierkegaard, c’est la fiancée, les fiançailles ; chez Klossowski (et peut-être chez Sartre d’une autre façon), c’est le couple ; chez Proust, c’est l’amour jaloux, parce qu’il est constitutif de la pensée et lié au signe. Chez vous, chez Blanchot aussi, c’est l’amitié. Ce qui implique une ré-évaluation totale de la « philosophie », puisque vous êtes les seuls à reprendre à la lettre le mot philos. Non pas pourtant que vous reveniez à Platon. Et déjà le sens platonicien était extrêmement complexe, et n’a jamais été éclairci, mais on devine facilement que le vôtre est tout différent. Philos s’est peut-être déplacé d’Athènes à Jérusalem, mais aussi s’est enrichi de la Résistance, du réseau, qui sont les affects de la pensée non moins que des situations historiques et politiques. Il y aurait là une extraordinaire histoire du Philos dans « philosophie », dont vous faites déjà partie, ou dont vous êtes, à travers toutes sortes de bifurcations, la figure moderne. Cela est au coeur de la philosophie, c’en est le présupposé concret (où se lient une histoire personnelle et une pensée singulière). Voilà toutes mes raisons de revenir à votre texte, et de vous redire mon admiration, mais surtout avec le souci de ne pas vous importuner dans votre propre recherche. Sachez-moi très profondément vôtre et pardonnez une si longue lettre.

Gilles Deleuze

*

Paris, 28 septembre 1988

Cher Gilles Deleuze,

J’ai trouvé votre lettre et votre livre à mon retour. Merci. Votre attention me touche profondément. Malgré toute la confiance que j’ai en votre jugement, elle me rend aussi, sans faire de manières, assez confus, je vous l’avoue. Si bien qu’une honte peut-être mauvaise m’aurait retenu de vous faire réponse, si vous ne m’aviez un peu libéré — parlant vous-même de monologue.

Ce que j’essayais de dire, en réaction à votre première lettre (ce sont vos remarques qui conduisaient à cette situation), c’est que, si méfiance il y a dans une pensée à l’égard de la pensée même, un début de confiance (c’est trop dire, mais au moins la tentation de baisser la garde) ne devient possible que dans le partage de pensée. Encore faut-il que ce partage de pensée se déclare sur fond de même méfiance, ou de pareille « détresse » pour constituer l’amitié. (Qu’importe en effet de se trouver « d’accord » ponctuellement avec tel ou tel autre s’il est, lui, dans une telle assurance intellectuelle qu’il doit rester à d’infinies distances de sensibilité ? ainsi ces accords si facilement obtenus, si nuls, dans les dialogues où le seul Socrate administre le vrai.)

Vous suggérez de renverser la proposition, de faire l’amitié première. Ce serait elle qui mettrait la « détresse » dans la pensée. En raison d’une méfiance encore, mais cette fois envers l’ami. Mais alors, d’où serait-elle donc venue, elle, l’amitié ? Cela fait mystère pour moi. Et je ne parviens pas à concevoir quelle méfiance (le désaccord occasionnel si, bien sûr, au contraire — et cela donc en un tout autre sens, qui exclut le maléfique) serait possible envers l’ami, une fois qu’il a ainsi été reçu en amitié.

Il m’est arrivé d’appeler cela communisme de pensée. Et de le placer sous le signe de Hölderlin, qui n’a peut-être fui hors pensée que pour n’être pas parvenu à la vivre : « La vie de l’esprit entre amis, la pensée qui se forme dans l’échange de parole, par écrit ou de vive-voix, sont nécessaires à ceux qui cherchent. Hors cela, nous sommes par nous-mêmes hors pensée. » (cette traduction, je tiens à vous le dire, est due à M. Blanchot, et a été publiée anonymement dans Comité, en octobre 1968.)

À vous, en toute et reconnaissante amitié. Et pardon de ce qu’il y a d’élémentaire dans cette réponse.

Dionys Mascolo

PS : Au fond, j’aurais dû me borner à vous dire : mais si l’amitié était précisément la possibilité du partage de pensée, à partir de et jusque dans une commune méfiance à l’égard de la pensée ? et la pensée qui se méfie d’elle-même, la recherche de ce partage de pensée entre amis ? Cela qui, déjà, est heureux, vise sans doute encore autre chose, d’à peine nommable. Si l’on ose l’énoncer, ce serait la volonté obscure, le besoin d’approcher d’une innocence de la pensée. De poursuivre en somme cet « effacement des traces du péché originel », seul progrès qui soit selon Baudelaire.

Décidément, je le dis en riant un peu, vos questions me poussent à de tels aveux de demi-pensées — comme on en vient parfois à reprendre à son compte des actes accomplis dans le rêve. Pardon.

*

6 octobre 1988

Cher Dionys Mascolo,

Merci de votre lettre si précieuse. Ma question était : comment l’ami, sans rien perdre de sa singularité, peut-il s’inscrire comme condition de la pensée ? Votre réponse est très belle. Et il y va de ce qu’on appelle et vit comme philosophie. Poser de nouvelles questions ne serait que vous retarder, vous qui venez de me donner beaucoup.

Je vous dis reconnaissance et amitié.

Gilles Deleuze

(Correspondance initialement publiée dans la revue Lignes, nº33, mars 1998.)

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