Guingouin et moi : carnet d’enquête limousine (2) | Éléonore Vinay-Léger

Dans la mesure où « approcher l’histoire aide à se tenir dans le présent », nous publions jusqu’au 7 juillet, sous forme de feuilleton hebdomadaire, ce carnet d’enquête d’Éléonore Vinay-Léger avec Georges Gingouin, militant communiste et chef de maquis limousin durant la guerre. En voici la deuxième livraison.

17 juin 2024
Linards

Hier pour la première fois je suis montée à la cache de Guingouin. Le vent soufflait et l’esprit des lieux pas moins. Redescendant je me suis arrêtée chez P. et F. On a édité la photo que je venais de prendre de la stèle. P. a dit elle est floue. J’ai dit que c’était voulu. Aujourd’hui c’est l’hiver. Il n’y a plus d’essence — Guingouin apprend à faire du vélo — et plus non plus d’encre ni de papier. Me reviennent les mots de mon interlocuteur de mardi, sur la clandestinité : « Les gens se font l’image de héros mais le résistant c’est un pauvre mec. Tout était un problème. On avait tous les problèmes possibles ». Du papier est obtenu via une papeterie de Saint-Junien et de l’encre officiellement destinée à l’affichage municipal de Saint-Gilles détournée. Suite à la signature du pacte germano-soviétique, le PCF a été dissous par le gouvernement Daladier à l’automne 1939. Guingouin, qui a œuvré à la poursuite des activités du rayon d’Eymoutiers pendant la drôle de guerre, est démis de ses fonctions d’instituteur par la vague répressive de l’automne 1940. Il conserve toutefois son rôle de secrétaire de mairie. C’est à ce titre qu’il détourne cartes d’alimentation et tickets de rationnement. Au registre d’état civil sont empruntées les identités de natifs du village qui l’ont quitté. Ce matin T. avait son oral de brevet. On a attendu devant le collège qu’il soit l’heure. Il tombait des trombes d’eau. La brume s’élevait en volutes. En fin de matinée je suis redescendue à Châteauneuf avec P. Il avait à estimer les travaux à faire dans un logement mis par la paroisse à la disposition de réfugiés. M. M. a parlé de Fraisseix. Ici le passé est plus présent qu’ailleurs. P. a dit qu’il y aurait de quoi faire un bouquin, et m’a adressé un regard complice. Est-ce que si j’étais un homme on postulerait moins mon inoffensivité ? Après déjeuner on est descendus une troisième fois. Préparer du MAP et coller du placo chez les Anglais. On est remontés au village. Les autres étaient au café. N. a dit que sa mère avait échappé de peu au bombardement de Sussac. Le 12 juillet 1944 donc. Je suis rentrée et me suis habillée. Ai enfourché mon vélo. Au mont Gargan il n’y a jamais grand monde mais toujours quelqu’un, cette fois la seule voiture sur le parking a démarré alors que je l’atteignais. Je suis restée un moment en haut, grisée d’être seule avec toute cette beauté. Le mont Gargan culmine à 730 m. Il est parsemé de bruyère. Pensant à la lande je pense à Emily Brontë peinte par Carson dans Verre, Ironie et Dieu. Redescendant par la piste je me suis dit qu’il en va des graviers comme de la peur en général, c’est alors qu’on aura ralenti que l’on tombe. J’ai mis un moment à trouver le cimetière de Saint-Gilles. Quand j’y suis arrivée le ciel tonnait. Sur le site du conseil général je lis que l’un des épisodes de la bataille du mont Gargan les plus meurtriers pour la Résistance a eu lieu dans le cimetière de Saint-Gilles-la-Forêt, où une dizaine de maquisards ont perdu la vie.

18 juin 2024
Intercités 3684 Limoges Bénédictins – Paris Austerlitz

Aujourd’hui je suis retournée dans la forêt de Châteauneuf, comme aimantée. Je me suis égarée et j’arrivais à Linards quand l’orage est tombé dans le champ à ma droite. J’ai accéléré. Voiture 3 il y avait trois cyclistes, gravels et sacoches de bikepacking. Mon gravel à moi reste à la maison, au bord de la montagne. J’avais mon vélo pliant entrée de gamme et une robe décolletée, ça doit dire de moi que je suis empotée, l’un des trois a saisi mon vélo, une autre s’est sentie de me dire où le ranger. Aveuglés qu’ils étaient par leur bonne conscience, ils n’ont pas vu derrière mon mollet droit le cambouis, vestige de la forêt qui avait résisté à la douche. Je n’ai pas l’ambition d’être reconnue à ma juste valeur mais celle qu’on cesse de partir du principe que nous ne sommes bonnes à rien. Ce matin j’ai lu le manuscrit de N. J’ai aimé, comme toujours ce que fait N. Je peux trouver beau un texte écrit par un homme. Je n’aime jamais un texte écrit par un homme comme j’aime ce qu’écrit N. Il y a contenue dans nos syllabes une expérience de la déchéance. N. est plus âgée que moi. Nous cherchons je crois la même chose. Ne la trouvant pas nous faisons de grandes choses. Et d’abord, vivre pour soi. On dit d’un homme qui se retrouve seul qu’il a tout perdu. De nous pas, n’ayant jamais rien gagné nous n’avons rien à perdre. Je ne sais plus qui un jour m’a dit que les stries qui barrent les lèvres verticalement sont des rides. Je n’ai pas vérifié. Les trouver excessivement belles me suffit. Il y a dans mon regard une indolence qui appelle la violence. Si ça n’était pas ça ça serait autre chose. Dans nos yeux à toutes brille une bonne raison de nous faire taire. À Vierzon un homme assis sur son vieux Delisle fumait une cigarette. Rappelant à qui de droit que le vélo avant d’être un signe de distinction est un moyen de transport. À Vierzon toujours deux hommes en chasuble ONET longeaient les voies, l’un tenant un balai sur son épaule, l’autre remontant sa ceinture. Le contrôleur a dit qu’il avait failli tomber sur moi. J’ai dit que je l’aurais rattrapé, il a dit que c’est même pas encore l’été et qu’il a déjà pris dix kilos. S’est étonné de l’image numérisée de ma Carte Avantages. J’ai dit que c’était il y a longtemps. Je n’ai pas dit avant le post-situ. J’ai cessé de cultiver la moindre nostalgie pour cette jeune femme élancée insouciante de la violence des hommes. Étant la seule disponible, je suis chaque jour la meilleure version de moi-même. Aujourd’hui j’ai parlé seule au GPS, lui parlant je me parlais, l’injuriant je me remerciais, de combien la douleur est proche de la jubilation, pour peu qu’on l’ait choisie. Le monde et moi on n’est pas d’accord, je le tiens pour responsable de ce que j’ai subi, le monde il s’en branle, il a même un mot pour le dire : résilience. Ce matin j’ai lu un mail de Laura V. Y est dit que pour ménager sa concentration elle médite. Je ne médite pas, me concentre peu, recueillir les brumes de ma conscience est mon travail. Comme tous les droits arrachés le crédit porté aux femmes est limité, et soumis de ce fait au principe des vases communicants. Ce qu’on concède à l’une on l’aura pris à l’autre ou même, à la même en d’autres temps. Ainsi dire la force des ouvrages de jeunesse de celles dont on considère les dernières productions comme commerciales. Ici on méprise d’un même geste les femmes et les pauvres, le peu de talent des unes, les goûts de chiotte des autres, économie de moyens. Je suis dermatillomane. Ça date du post-situ. Une grande part de mes journées est dévolue à arracher cils, sourcils, cheveux, cuticules et autres irrégularités. Il est des choses dont on ne revient pas tout à fait, ça n’est pas grave. Ce qui l’est ce sont vos silences. Votre gêne. Que par confort vous nous préfériez mortes qu’abimées. Les victimes de la violence des hommes n’existent que dans ce qu’elles disent d’eux, et de la culpabilité des autres. Toute agentivité leur est déniée.

Nuit du 19 au 20 juin
Intercités 3751 Paris Austerlitz – Toulouse

Ce soir je suis allée à une soirée de présentation de la rentrée littéraire. J’y suis allée en sachant que j’y trouverais T. Elle travaille pour une grande maison de la place de Paris. T. je l’ai rencontrée dans une forêt du Tarn. Il y avait un after dans une maison en bois. Je suis allée aux toilettes, T. est entrée, on ne se connaissait pas, on s’est sauté dans les bras. Au petit matin on était les deux seules nanas à lutter contre l’irrémédiable d’une nouvelle journée. T. habitait à Toulouse et moi aussi, on ne s’est pas tant revues, mais à chaque fois ça a été à la hauteur des toilettes de la maison en bois dans la forêt. Concorde est fermée, on y dresse des gradins pour les Jeux et le pain. J’arrive avec une bonne demi-heure de retard et mon sac de voyage. Et puis je l’aperçois, elle descend les gradins, prend des photos, fait son métier. Elle reprend sa place et finit par me voir. On sourit. Elle dit que ça fait dix ans qu’on se connaît. On se donne rendez-vous jeudi en 8, à Toulouse. J’attrape un sac de livres et cours jusqu’à la Madeleine. Avise un taxi. Il écoute le match. Dit que Mbappé s’est blessé. On parle d’islamophobie. J’achète au Relay un sandwich et une bière. Je demande au caissier si ça va, il me reconnaît. Il dit, c’est la cycliste du dimanche. Sur le quai un homme porte un t-shirt D-Day et je me demande ce que ça serait de vivre avec lui. Je pose mes affaires sur ma couchette quand il rejoint le compartiment. Le train part et il va aux toilettes. En ressort avec un t-shirt Jurassic Park, je me dis que ça serait chouette. Je mange mon sandwich, ouvre ma bière, un homme trinque avec sa vodka orange, il a les yeux bleus. Il est courtier en publicité. Je dis que je suis libraire. Sa mère l’était aussi. Sa mère adoptive. On s’échange des titres de livres. On parle de ce moment de la vie où tu relèves la tête, et comme alors le monde change. On fume une cigarette à Orléans. Je vais me coucher. Quand je me réveille au milieu de la nuit, je reconnais l’horloge de la gare Saint-Jean. L’homme aux t-shirts fume, je suis pieds nus dans ma longue robe, il me regarde comme si j’étais une apparition. Je ris. Je ne suis pas une apparition.

21 juin 2024
Toulouse

Cette après-midi j’avais à passer le partiel de philosophie morale et politique, assurée par Elsa Dorlin. Elle n’avait pas imprimé le sujet, elle a écrit deux mots sur un brouillon, soin et égalité. J’ai composé une heure à l’encre violette. Quand j’ai émargé elle a dit, j’espère que ça n’a pas été trop contraignant de vous déplacer. J’ai dit que j’avais pris des vacances. Elle a dit profitez bien. Ce souci des contingences matérielles auxquelles sont confrontés une part toujours plus importante des étudiants, je l’ai attendu pendant quinze ans. J’ai appelé C., elle a dit, ça s’appelle la congruence.

22 juin 2024
Toulouse

Aujourd’hui est gris. Un vent mauvais traverse la cité. Il n’y a que les oiseaux pour s’en réjouir. La cité ne colle pas vraiment à l’idée qu’on se fait d’une cité, mais n’y a-t-il pas que la télé et le cinéma pour produire le décor à même d’incarner un fantasme ? Je ne peux pas dire non plus que c’est une résidence. Parce qu’alors on s’imaginera des entrées sécurisées à digicode. Ici les seules barrières sont à destination des voitures. L’ensemble est fait d’une tour en béton de 20 étages, qui en 1958 s’inspirait de la Cité radieuse et ne propose que des duplex, d’une barre qui lui est perpendiculaire et légèrement postérieure et de six petits bâtiments antérieurs. C’est dans un de ceux-là que je me trouve. À l’entresol. Chaque appartement a son balcon. En 2020 la tour a été élue deuxième bâtiment le plus laid de l’agglomération par les lecteurs de 20 minutes. Ici en 1900 se tenait une gare. Après la guerre le conseil général a voulu en faire une gare routière, vite abandonnée au profit d’une cité de logements destinés aux employés de la préfecture et à l’habitat social. D’abord tournée vers le soleil, la cité sera bientôt traitée comme une enclave. « Ainsi la cité traduit les hésitations, les compromis que les différents intervenants sont amenés à faire, ni avant-garde, ni tout à fait banale, la cité Roguet témoigne des aléas du développement de la modernité concrète dans une ville de province après-guerre. » Moi je trouve la cité belle, beaux les cris des enfants dans la cour de l’école d’à côté. Beaux les murs en papier à cigarette. Et comme on s’habitue aux cris des enfants, au bruit des avions, à ce que de part et d’autre des boîtes qu’on habite d’autres comme nous s’émeuvent et se languissent.

23 juin 2024
Toulouse

Hier j’ai passé deux partiels d’occitan. Un à l’écrit, l’autre à l’oral. Pour le second j’ai évoqué Marcelle Delpastre, l’enseignante a dit que jamais elle n’avait lu quoi que ce soit qui ait tant de force. Marcelle Delpastre est née en 1925 à Chamberet, au bord de ce qui sera bientôt le maquis. Il y a trente ans elle en avait soixante-dix, elle répondait à Mireille Dumas ce qu’en tant que catherinette qui écrit je me dis aussi : « Pourquoi vous ne vous êtes pas mariée Marcelle ? Et bien parce que justement j’écrivais. C’était, ça a toujours été la raison et puis je ne voulais pas non plus quitter ce milieu et je me trouvais de bonnes raisons, je me disais que bon les gens s’en allaient et puis que moi j’voyais qu’c’était un métier fichu… Mais vous allez quand même pas me dire que vous êtes mariée à l’écriture plutôt que de vous marier à un homme, vous auriez pu faire les deux ! Non non je, on ne peut pas faire les deux, surtout pas à la campagne. Une femme à la campagne ne peut pas faire les deux, ce n’est pas possible. Pourquoi ? Écoutez, si j’avais voulu épouser un gars qui ait son baccalauréat, qui soit intelligent, plus intelligent que moi, il m’emmenait de la terre, il ne venait pas s’installer chez moi il n’y avait pas de travail pour un type comme ça chez moi c’était pas possible. Et si j’avais épousé un paysan d’chez moi, hum… Ça veut dire quoi ça ? Ça veut dire exactement c’que j’dis, c’est-à-dire qu’ou bien je serais devenue une paysanne comme les autres, au service de son mari en quelque sorte et puis qui s’occupe des choses de la maison, j’avais horreur de ça et puis qui a des enfants, quand on a des enfants on est obligée de s’occuper des enfants et si j’avais été mariée avec un homme et que j’aie eu des enfants, j’aurais pris mon travail très à cœur, j’aurais voulu être une mère de famille donc je n’aurais pas pu écrire ce n’est pas possible. Donc c’est un choix très conscient. C’est un choix assez conscient et que je n’ai pas fait peut-être délibérément au départ en le formulant mais à chaque fois qu’une occasion plus ou moins précise de se marier s’est présentée oh là là l’gars il va m’emmener là ou bien alors de quoi je parlerais avec ce type-là ? Est-ce que Marcelle il y a eu beaucoup d’occasions comme vous dites ? Et bien il n’y en a pas eu tellement parce que je pense que les garçons ils avaient peut-être même plus conscience que moi que je n’étais pas quelqu’un pour eux. Mais du coup, vous n’avez pas non plus créé de famille, est-ce que le temps passant vous n’en avez pas souffert​ ? Et bien souffert non, mais on y pense quand même de temps en temps. On se dit qu’est-ce que je fous sur la terre surtout on continue à écrire mais à écrire pour qui […] ».

Matériaux

• Grenard, F. (2020). Une légende du maquis : Georges Guingouin, du mythe à l’histoire.

• Carson, A. (2023). Verre, ironie et Dieu.

https://www.haute-vienne.fr/nos-actions/tourisme/les-lieux-touristiques-departementaux/le-mont-gargan-1/la-bataille-du-mont-gargan-la-pierre-de-memoire

https://books.openedition.org/editionsehess/11656?lang=fr

https://hal.science/hal-03099189v1/file/MC_BRAUP_0865_94_TXT1_HD.pdf

https://www.youtube.com/watch?v=g8gmAj2FEY8

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