Fragments-obsidienne | Pierre-Aurélien Delabre

Initialement publiés dans le quatrième numéro de la magnifique revue Memori (malheureusement épuisé), ces quelques fragments interrogent la mémoire des pierres, et, à travers elle, celle d’une classe ouvrière spécifique — les travailleurs de la ponce sur une île mineure en Sicile — anéantie par l’entière subordination de l’économie locale à l’industrie touristique.

À Nahel Merzouk, 
assassiné par la police française
le 27 juin 2023 
à Nanterre.

1. Le résiduel peut devenir une force oppositionnelle. Pensons aux pierres. Dans le cas de la ponce, de sa commercialisation à grande échelle (industrie informatique, médicale ou cosmétique), nul excédent qui ne soit immédiatement assimilé sous la forme d’un profit ou d’une perte ; c’est le cas du kaolin également, et bien que son exploitation demeure le plus souvent confinée à de petites économies locales (porcelaine, papier rare, soins du visage). Quant à l’obsidienne, si celle-ci fut utilisée massivement au sein de cultures pré ou pararomaines, afin de fabriquer des couteaux ou des flèches, elle ne semble pouvoir être commercialisée autrement que de façon assez sauvage, sur de petits ports de plaisance, à l’adresse de quelques amateurs de pierres rares. La raison en est double : d’une part, sa taille est extrêmement ardue, au point que les techniques nuragiques, autant que celles, moins raffinées, des antiques liparotes, demeurent un mystère pour notre modernité ; d’autre part, elle n’a aujourd’hui d’autre utilité qu’ornementale. Autrement dit : l’obsidienne tend à résister à toute assimilation par l’industrie de la valeur.

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2. La ponce et l’obsidienne sont de fausses jumelles aux caractères a priori irréconciliables. Un taux important de silice dans le magma fonde la commune condition de leur destin. Si la ponce est projetée dans les airs lors d’éruptions dites explosives, l’obsidienne se répand sous forme de coulées lors de phases dites effusives. Outre ces modalités antagoniques de pénétration dans l’atmosphère stabilisée, rien ne les sépare chimiquement. Seuls des temps de refroidissement plus ou moins rapides informent la matière de leur différend. Et pourtant, l’une est extrêmement volatile, légère, susceptible d’être réduite en miettes d’un simple claquement de doigt, tandis que l’autre est lourde, dense, tranchante ; la première flotte à la surface des mers, la seconde accroche la gravité, terre ou profondeurs marines.

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3. Un oeil humain peu attentif serait susceptible de prendre l’obsidienne pour ce qu’elle n’est pas : un noir cristal. Contrairement au quartz, double produit de la décomposition du granit et d’un phénomène de cristallisation (impliquant résidus graniteux, eau, poussière), l’obsidienne se compose de liquide solidifié. Ce pourquoi sa taille est si difficile. Ce sont ses mouvements ondulatoires qui déterminent la forme que la pierre est susceptible d’épouser au terme d’un choc. Si le poids de l’outil, la force gravitationnelle, l’intensité de la frappe orientent la forme que celle-ci prendra, aucune main humaine n’est en mesure de domestiquer entièrement ses ondes et leurs mouvements. L’obsidienne se soustrait ainsi à toute industrie reproductive : chaque couteau, chaque flèche est nécessairement unique, tant de par sa composition liquide que de par sa forme nécessairement accidentelle.

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4. L’obsidienne porte la mémoire d’un feu qui ne s’éteint jamais. Hinc et nunc. Une mémoire liquide, sensible, généreuse. Sa durée de vie est de 3 ou 4 millions d’années, ce qui est très peu au regard de l’histoire géologique de la Terre. Lorsque l’obsidienne se décompose, elle libère une mémoire qui dès lors infuse le cosmos, en réoriente infinitésimalement les agencements et leurs dynamiques relationnelles. Chaque infime recoin de l’outre-espace porte ainsi la trace éclatante d’un amour, d’un acte de bonté, d’un rire ou d’une cruauté. Si les justes et les aimé.e.s resplendissent éternellement aux quatre coins du ciel et au-delà, on raconte que certains astres doivent leur tremblement ainsi que leur faible lueur à des crimes d’État qui attendent encore réparation.

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5. Sur les hauteurs de Lipára, depuis d’anciens cratères de volcans assoupis, des coulées entières d’obsidienne semblent s’être mêlées à la ponce, à la poussière, à de petits morceaux épars de basalte, à d’énormes blocs polis de granit. Chacun de ses éclats restitue la mémoire vive d’un souffle continu de vie animale, végétale, minérale. Le feu qui anime les corps, seule l’obsidienne est en capacité d’en préserver la mémoire.

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6. À l’industrie comme « somme » qui, à Porticello, s’est déployée durant deux siècles, avec ses énormes machines, ses corps enfiévrés d’azur et ses navires remplis de poudre acheminée vers la Russie, le Japon, les USA, l’obsidienne est demeurée le « reste », l’inaccaparable, le feu sans usage, une mémoire soustraite à tout appareillage mémoriel, une aura qui résiste à tout commerce. Depuis que l’industrie de la ponce s’est éteinte, sa soeur jumelle, désormais obsolète, l’a rejointe dans un pli de l’outre-espace, creux béant de l’inefficience et du don sans retour.

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7. L’obsidienne ornementale est une névrose collective. Attribution trop humaine d’une mémoire cristallisée à la pierre. En dépit de sa matière ondulatoire faisant circuler la mémoire par d’autres biais, d’autres jonctions. Interstices mémoriels, combinatoires inflammables : temps de la superbe immobilité paysanne, reliefs avortés de l’industrie, âges successifs de la Terre. À Lipára, l’industrie ayant désormais fait place au tourisme de masse, les résistances qu’elle fit naître, leurs solidarités, leurs rêves, leur langage, ont donc rejoint d’antiques traditions agricoles dans les limbes de la posthistoire. La ponce industrieuse et l’obsidienne des nuragues ou des liparotes forment ainsi le corps d’une mémoire que nous avons perdue.

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8. On dit de l’obsidienne qu’elle permettrait d’établir un contact direct avec les anges. Si la pierre coupe, tranche, c’est qu’elle métabolise l’invisible. Invoque silence, exige révolution. Affirme sa solidarité avec tous les damnés. Rien de douçâtre ou de folklorique. Aucun sentimentalisme. Le temps qui marque nos peaux et nos visages, les peaux et les visages de ceux qui luttent, de ceux que nous aimons, rides, lambeaux, brûlures, sont les grimaces de l’ange hilare qui dans la nuit s’obstine. Homme pressé fait bien ce qu’il peut, sa grammaire est désormais sans usage. Amour se soustrait, tout comme l’obsidienne qui en conserve par fragments, à-coups, fulgurances la dure mémoire, au temps homogène et vide, à la roulette des intérêts qui fait tourner l’Histoire.

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9. L’obsidienne est une muse ayant destitué son poète. Non seulement car elle sait se faire projectiles, mais parce qu’elle demeure par-delà tous les usages la clef d’une énigme qui s’est délicatement refermée sur le mystère de la mort, le miracle de l’existant. Variété des tactiques, fraternité des métaphores. Empédocle & Rimbaud partageant un verre de Malvasia à proximité d’un vieux volcan oublié, sa bouche encore fumante.

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10. Noir éclat d’une totalité qui à la fois nous comprend et nous excède. Dire qu’elle nous comprend, c’est insister sur nos solidarités avec le non-humain, avec la pierre et les insectes. Dire qu’elle nous excède, c’est affirmer son ouverture sur l’invisible, le mutant, l’étrange, sur tout ce qui échappe à l’industrie des biens et des savoirs. Double nécessité et contingence de leurs rapports. Actualité toujours brûlante : les restes se meuvent dans les veines de la mémoire, éclats d’obsidienne ou poussières d’étoile, échappent à la conscience (toujours policière) de leur somme.

(Initialement publié dans Memori, #4, Preta, 2023.)

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