Guingouin et moi : carnet d’enquête limousine (1) | Éléonore Vinay-Léger

Dans la mesure où « approcher l’histoire aide à se tenir dans le présent », nous publions jusqu’au 7 juillet, sous forme de feuilleton hebdomadaire, ce carnet d’enquête d’Éléonore Vinay-Léger avec Georges Gingouin, militant communiste et chef de maquis limousin durant la guerre. En voici la première livraison.

10 juin 2024
Fontenay-sous-Bois

Ce matin le réveil est rude. Samedi P.-A. m’a offert de rédiger un carnet d’enquête. J’ai accepté sans réfléchir. Ce matin je m’y mets parce que j’en ai besoin. Hier j’ai participé au dépouillement parce qu’officiaient à mon bureau de vote des personnes avec qui j’ai plus l’habitude de compter des scores de tarot. De boire des bières. De rire. Hier on n’a pas ri, ou alors seulement de ce que l’école maternelle nous semblait si petite maintenant qu’on est grandes. Le quartier où je vote, où je travaille, où j’ai grandi est un des plus bourgeois de la ville. Ici comme ailleurs la mixité est toujours relative, mais elle existe. J’ai attendu les résultats définitifs du bureau, plus pour être là que pour autre chose. Comme on traîne après une AG. Comme on traîne avant aussi. Pour être ensemble. Pour l’intensité. Je suis montée à la mairie, pédalant fort dans la côte — et donner à mon souffle une raison d’être coupé. Une raison a un début et une fin. L’inquiétude n’a pas de bornes. J’ai attaché le vélo devant le comico, qui partage avec la poste et l’hôtel de ville une dalle en damier que j’ai toujours connue. Dans un monde qui n’en a jamais fini de l’asepsie, le désuet est un allié. Le hall était vide, partout s’élevaient les clameurs de celles et ceux qui avaient la journée fait voter les autres. Un kakémono a attiré mon attention. Il y était question des femmes dans la Résistance. Je suis allée au premier panneau, l’expo portait sur l’Affiche rouge. Je savais pas où me foutre et c’était d’actualité, alors j’ai lu. Les derniers panneaux, ceux de l’exécution, étaient au fond, si bien que cachée à l’abri d’eux je n’ai fait qu’entendre une petite foule s’agréger. Le maire a pris la parole. C’était à la fois dur et réconfortant. J’ai repris mon vélo, dévalé le parc et la rue de Rosny. J’étais une ombre en colère qui se met en danger. À l’école, je n’écoutais pas trop. Aussi dans mon esprit Oradour était loin dans l’effroi à côté de Guernica. Il y a cinq ans j’ai quitté la Haute-Garonne pour la Haute-Vienne. Oradour est sorti des limbes de ma mémoire. Georges Guingouin était instituteur à Saint-Gilles-les-Forêts, au pied du mont Gargan. Pendant un mois je vais écrire ici comme approcher son histoire aide à se tenir dans le présent.

11 juin 2024
Fontenay-sous-Bois

Hier j’ai parlé avec un homme qui a côtoyé Guingouin. Pour dire qu’il l’a vu plus que connu il dit « le soldat ne connaît pas le général ». En 1943 il a eu 17 ans, après les battages il a rejoint son père au camp de résistants d’Eybouleuf. Ça n’est qu’après la libération de Limoges qu’il a frayé avec Guingouin. Pendant huit semaines il a fait le planton à l’entrée de l’hôtel où était établi son état-major. Avenue de la gare. La plus belle gare de France. De lui il dit que c’était un timide. Qu’il était extrêmement énergique. Qu’être timide c’est ruminer. Que le timide qui arrête de ruminer explose. Qu’alors il se révèle efficace. Aujourd’hui a été merdique. J’avais oublié ce matin que je remplaçais ma collègue. J’ai ouvert avec une demi-heure de retard, répondu à des mails de commande, réceptionné et réservé manuellement des livres parce que l’imprimante à tickets a rendu l’âme. J’ai lu Grenard distraitement. Jaenada moins distraitement. Jaenada citant Debord. N’importe qui citant Debord m’angoisse. Pas lui. Lui te prend par la main. Pulvérise à coups de digressions la dispersion mélancolique. J’ai fini mon chapitre en pensant combien j’aurais aimé moi aussi avoir au bar l’ardeur d’un situ si l’ardeur un post-situ ne me l’avait pas prise. J’ai séché mes cheveux. Enfilé une robe. Pris Guingouin et Jaenada avec moi. Me suis assise à la table au bord de la terrasse. En quelques minutes tous ceux que j’aime un peu se sont égaillés, me laissant seule avec mon double Ricard. Ne reste que le papier.

12 juin 2024
Fontenay-sous-Bois

Ce soir j’ai pas le courage d’écrire sur du papier. J’ai même pas eu la force de sortir voir le soleil tomber dans un verre de Ricard. Ce matin je suis allée courir, j’ai pas envie de l’écrire mais je l’ai fait. La matinée est passée en réception et l’après-midi en retours. Je me suis tant concentrée qu’à 18h il ne fallait plus me parler. Je suis rentrée lire Kertész dans la baignoire. M’y suis endormie. Un message de A. m’a réveillée. A. est poétesse. On ne se connaît pas mais elle est née le même jour que moi, je ne sais pas de quelle année. Parfois je me lis sentencieuse dans les réponses des autres. J’ai continué à lire Kertész. La première fois que j’ai vu son nom c’était dans Le Matricule des Anges à la médiathèque Fabre, près de la Dalbade. C’était il y a quinze ans. Me donne de l’espoir cette idée que des jalons posés il y a longtemps portent leurs fruits maintenant. Qu’au moment où on en aurait eu le plus besoin on n’était pas capable de les saisir. Qu’il y a un après. Aujourd’hui je n’ai pas encore lu sur Guingouin mais j’en ai parlé avec madame C. Madame C. est une cliente. Elle a 69 ans. Je n’ai pas encore osé lui demander si l’histoire avait été son métier mais elle ne commande que ça. À un rythme effréné. Madame C. est émotive. Elle dit qu’elle ne pourra pas lire le livre de Grenard sur les 99 pendus de Tulle. Je le lirai pour elle. Aujourd’hui madame C. a dit qu’après la guerre on ne parlait que du Vercors et des Glières. Elle a dit que le maquis limousin avait été réhabilité pour des raisons politiques et elle faisait référence je crois aux deux présidents corréziens. Madame C. a dit que Guingouin avait été boudé parce qu’il s’est mis le PC à dos en tenant tête à Thorez, et n’était pas gaulliste pour autant. J’ai parlé des lignes de force qui traversent l’historiographie, Madame C. a souri, elle a dit, des lignes de forces qui courent jusqu’aujourd’hui, et puis elle est sortie. Moi je crois que madame C. est comme Guingouin. Et se méfier de l’eau qui dort.

13 juin 2024
Fontenay-sous-Bois

Aujourd’hui j’avais à faire un entraînement de répétition d’allure. Je me suis réveillée à 6h et j’étais bien trop fatiguée, j’ai mis Amel Bent à fond et l’instant d’après j’étais en short. Ça consiste à courir 8 minutes à l’allure visée, à récupérer 3 minutes puis recommencer. Trois fois. Pour l’instant j’y arrive pas. C’est un exercice de frustration. Je suis rentrée et j’ai mis ma robe la plus courte, qui est aussi la plus décolletée. Cette fois j’y ai fait entrer mes côtes mais je ne peux pas en dire autant de mes seins, et j’ai pensé qu’elle est là la féminité à laquelle j’aspire : à l’orée d’un truc qui aurait pu réussir. Ce matin j’ai pris ma matinée pour aller à l’ouverture du colloque sur Liliane Giraudon. Écrire est une ébullition. Prendre des notes c’est soulever le couvercle du chaudron et faire baisser la pression. E. a posé une question sur les relations entre poésie et politique en France. J’ai pris la parole, il y a eu un grand silence, les gens se sont regardés parce qu’ils ne savaient pas qui j’étais alors je n’étais personne. J’ai embrassé Liliane et je me suis enfuie. En voulant allumer mon casque j’en ai broyé le bouton. Je ne connais pas ma force. Ne sais ce que peuvent mes doigts. Tous les vélibs de Paris m’ont klaxonnée, je les ai regardés droit dans les yeux, comme si j’étais une personne et pas de la viande. Avec ma robe de patineuse je roule des mécaniques. Liliane elle a demandé si j’ai réfléchi à ce qu’elle m’a dit la dernière fois. Ce qu’elle m’a dit la dernière fois c’est d’écrire sérieusement. J’ai dit que je m’y étais mise. Elle a dit que j’avais fait semblant de pas comprendre. J’ai dit qu’à l’époque je ne comprenais pas. Elle a dit c’est trop tard j’ai dit non c’est pas trop tard ça devait vouloir dire pour être une star mais moi je veux pas être une star je veux briller juste ce qu’il faut pour ne pas tomber. Plus que par marronniers l’oppression fonctionne en spirale. Je n’ai qu’une philosophie.

14 juin 2024
Fontenay-sous-Bois

Ce matin pour la première fois depuis longtemps je ne précède pas le réveil. Aujourd’hui je ne me maquille pas, je ne m’habille pas vraiment, abandonnant pour la journée la féminité performée qui me tient lieu de cotte de mailles. J’essaie de progresser dans ma lecture dans chaque interstice que le travail laisse à la vie. Ne comprends pas ce que je lis. Peut-être le maquis est-il loin depuis trop longtemps. Ceux de mes cheveux qui sont décolorés tombent par poignées et j’espère voir avec eux tomber les écailles de notre devenir poupée, qui est ancré bien plus profond qu’un décolleté. Il est des jours sans, où rien n’aide à se tenir dans le présent. Des jours où on subit, et le seul espoir qui vaille s’appelle patience. La librairie est petite, regorge de titres, partout des piles s’amoncellent et ne seront résorbées que piano-piano, quand le ballet des commandes et des réceptions, des ventes et des retours aura laissé suffisamment d’allant. Hier on m’a dit que tout avait déjà été écrit sur Guingouin. Je ne prétends pas tant écrire sur lui qu’avec lui. Avec une sensibilité des temps présents aux temps présents. Ce soir je suis parvenue à comprendre ce que je lisais, même si longtemps les phrases ont tournoyé, un visage s’y surimprimant. Pour l’heure Guingouin est sur le front. Je suis au front. Loin de la maison.

16 juin 2024
Intercités 3615 Paris Austerlitz – Uzerche

Je suis rentrée tard. À 19h j’ai fait tomber le rideau. J’ai traversé le carrefour pour faire à G. un cœur à travers la vitrine, bouillant d’être là plutôt que sous les gaz j’avais été un peu con avec lui dans l’après-midi. G. est mon employeur, souvent on me demande si c’est un bon patron, je réponds qu’un bon patron est un patron mort, parce que c’est vraiment une question de merde, mais G. c’est la meilleure des personnes, et une partie de mon goût de vivre est à mettre sur le compte du temps passé avec lui. G. et moi on a tous les deux une attention très vacillante, la plupart du temps on ne s’écoute pas vraiment, mais on fait de mauvaises blagues, on vocifère, on gesticule, on se donne le moyen d’être des êtres vivants plutôt que des commerçants. À 19h j’ai fait tomber le rideau. M. m’avait invitée à fêter l’anniversaire de C., j’aurais pas trop su dire pourquoi il l’avait fait, ni pourquoi j’ai accepté. Je suis montée à la brasserie, ai pris une pinte et trois canettes, la télé s’était figée sur Marcus Thuram. Je suis descendue à mairie de Montreuil par le haut. Sur la dalle il y avait des stands Palestine, j’allais attacher mon vélo quand j’ai reconnu L. C’était la même que quand on s’est quittées il y a sept ou huit ans. On s’est assises et on a discuté un moment. Lui ça faisait cinq mois que je l’avais pas vu, qui m’ont semblé une éternité. On s’est croisés dans le hall, il m’a regardée comme si j’avais changé. J’ai changé. Si j’ai l’air d’avoir plus d’aplomb qu’il y a cinq mois c’est un mouvement qui s’est amorcé dans ses bras. Les gens m’ont demandé si je travaillais là, j’ai dit que je suis une amie de A., ce qui n’a rien éclairé puisqu’A. n’était pas là. Je n’ai pas dit que j’ai longtemps été l’amante de celui qu’on fêtait. Ça crevait les yeux mais personne n’a voulu le voir parce qu’on n’a pas l’air de vivre dans le même monde lui et moi. J’ai passé la soirée à me battre avec M., qui a fini par me trimbaler dans un chariot de supermarché. Quand je suis arrivée il m’a appelée sœur c’était je crois une manière de dire tu m’as manqué. Je me suis manqué aussi.

16 juin 2024
Linards

J’ai dormi de Vierzon à La Souterraine. Déjeuné à Uzerche. Les habitués étaient là, ne manquait que le facho de l’étape, et entendre les autres s’en féliciter m’a rassurée. À la boîte à livres de Saint-Germain-les-Belles j’ai pris un ouvrage technique sur le tarot. En arrivant j’ai dormi. Me réveillant je n’arrive pas à lire, il est question de l’armature idéologique qui sous-tend l’Appel à la lutte de Guingouin, et je ne parviens pas à fixer mon attention sur les intrications géopolitiques de la séquence qui est décrite. Pas parce que je suis niaise. Parce que j’ai été déniaisée jeune, dans un contexte de luttes qui était celui d’il y a quinze ans. Que voir des jeunes femmes tomber dans les mêmes pièges d’un embrigadement intime, après qu’on aura placé devant leurs certitudes un écran de fumée métaphysique, me tue. Parce que voir des militants défendre un des rares condamnés pour violences conjugales comme on défend une rockstar qui a tué sa compagne est une douleur telle que se tenir dans le présent requiert une lutte de chaque instant contre la folie. Contre l’esprit qui voudrait protéger le corps du réel. De son infamie.

Être ici ça n’est pas cultiver son jardin. C’est reprendre des forces. Et considérer une terre de résistance qui se vautre dans le racisme. Une terre dont personne ne parle. À qui personne ne parle. Parce que sur les écrans une classe citadine n’en a pas fini de ne parler qu’à soi-même.

Le rosier devant la maison a ployé sous son propre poids. Cette année le muguet a été rabougri, mais l’églantier prospère autour du puits. Le temps des cerises je l’ai apprise petite, je ne savais pas à l’époque qu’utopie est le mot pour dire l’incarnation d’idées là où les conditions matérielles ne sont pas réunies.

J’ai enfilé un cuissard et un maillot. Rempli un bidon. Je vais aller rouler dans la forêt de Châteauneuf. Il y aura le bruit du vent, le chant des oiseaux, celui de ma roue libre. Et peut-être l’esprit des lieux.

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